Le 13 février, Paul Biya a fêté ses 90 et depuis 1982 au sommet de l’État. Mais que se passerait-il si, dans six mois, dans un an, il n’était plus en capacité de gouverner ? Qui pourrait le remplacer ? Une guerre des clans éclaterait elle ? L’armée pourrait-elle s’en mêler ? Et l’opposition ? INVESTIGATIVE NEWS vous invite à plonger dans les scénarios d’une inévitable succession.
Aucun n’osera en parler ouvertement. Au Cameroun, où monsieur Paul Biya règne sans discontinuer depuis 1982, évoquer l’après est considéré comme un crime de lèse-majesté. Une trahison morale. Une faute politique, surtout. À Yaoundé, les murs ont des oreilles, le chef de l’État a ses services de renseignements et les différents prétendants au trône, leurs espions. Certains ambitieux ont succombé, manquant de prudence dans ce jeu de dupes. D’autres, plus discrets, ont survécu, gardant pour eux leur stratégie, adoptant le secret comme une seconde nature. Désormais, tous attendent, fébriles ou confiants, un signe, un indice. C’est certain, se disent les barons, Paul Biya, ce stratège politique que tous admirent, doit avoir un plan.
Mais ce « plan » existe-t-il seulement ? Que se passerait-il si, du jour au lendemain, d’une seconde à l’autre, le présidant de la république se retrouvait dans l’incapacité de gouverner sans avoir au préalable fait part de ses intentions ? Alors que le chef de l’État a célébré le 13 février passé ses 90 ans, le scénario peut difficilement être considéré comme improbable.
La Constitution est claire : en cas de vacance pour cause de décès ou d’empêchement définitif déclaré par le Conseil constitutionnel, l’élection du nouveau chef de l’État doit impérativement avoir lieu dans une période de cent vingt jours. Quatre mois durant lesquels le président du Sénat assure l’intérim à la tête du pays.
Sous l’œil de l’inamovible Marcel Niat Njifenji, diminué par la maladie, Yaoundé est-il condamné à regarder les différents clans s’affronter ? Un homme en tout cas fourbit ses armes. Secrétaire général de la présidence depuis 2011, Ferdinand Ngoh Ngoh est un ancien diplomate ayant officié aux États-Unis. Il détient, depuis de nombreuses années, une bonne partie des pouvoirs à Etoudi. Entré dans le saint des saints de la République sur recommandation de Martin Belinga Eboutou, l’ancien directeur du cabinet civil de Paul Biya, ce diplômé de l’Institut des relations internationales du Cameroun y a peu à peu tissé sa toile, plaçant ses hommes dans l’administration « sur hautes instructions du chef de l’État ».
Certes, Louis Georges Njipendi, qui en était proche, a récemment dû quitter son poste de directeur général de la Camair-Co. Mais Victor Mbemi Nyaknga (Société nationale de transport de l’électricité), Bertrand Pierre Soumbou Angoula (École nationale d’administration et de magistrature), Joseph Ngo ancien directeur général (Agence de régulation des marchés publics) ou Jean-Paul Simo Njonou (Société nationale de raffinage) sont toujours en place. Ferdinand Ngoh Ngoh entretient en outre d’excellentes relations avec les Israéliens de la présidence, en premier lieu Eran Moas, influent conseiller en sécurité et fournisseur officieux du Bataillon d’intervention rapide (BIR), l’unité d’élite placée sous la responsabilité du secrétariat général de la présidence.
Côté sécurité, Ferdinand Ngoh Ngoh dispose d’un autre atout de poids en la personne de Paul Atanga Nji. Ministre chargé de mission à la présidence de 2010 à 2018, puis de l’Administration territoriale, poste auquel il a été nommé en partie grâce à l’influence de Ngoh Ngoh, Atanga Nji est également le secrétaire permanent du Conseil national de sécurité, où se réunissent les patrons des forces de police, de l’armée et des services de renseignements du pays. « Ngoh Ngoh a des relais dans les affaires et dans l’armée. Il a aussi des amis redevables au gouvernement », résume un proche du palais. Pourrait-il pour autant nourrir des ambitions en cas d’empêchement de Paul Biya ? Est-il en mesure viser le pouvoir suprême qu’il a longtemps côtoyé ? Dans l’hypothèse d’une guerre de clans, ses chances pourraient venir d’une alliée de longue date : Chantal Biya.
Originaire de la Haute-Sanaga, Ferdinand Ngoh Ngoh passe pour être un cousin de la première dame. L’ex-diplomate a vu le jour à Minta, à soixante kilomètres de Nanga-Eboko, la ville de naissance de Rosette Ndongo Mengolo, la défunte mère de Chantal Biya. En 2011, lorsque Martin Belinga Eboutou le ramène avec lui de New York et le fait nommer à la présidence, c’est en partie pour se réconcilier avec Chantal Biya , se souvient une source au palais.
Le duo est d’une efficacité redoutable : Ferdinand Ngoh Ngoh étend son influence dans l’administration et la sécurité, tout en favorisant la nomination de proches au gouvernement (notamment Célestine Ketcha Courtès à l’Urbanisme ou Achille Bassilekin aux PME), tandis que Chantal Biya a fait de son Cercle des amis du Cameroun (le Cerac) un lieu de pouvoir sans pareil. Céline Ngoh Ngoh, l’épouse du secrétaire général, a d’ailleurs le bon goût d’en faire partie.
Depuis 2018, le tandem a même placé un homme au sein du cabinet civil du chef de l’État : le directeur adjoint Oswald Baboke. Neveu d’un ancien président de la Chambre d’agriculture du Cameroun, ce dernier est surtout originaire de Dimako, village de la région de l’Est où Chantal Biya a vu le jour. En d’autres termes, ce pasteur d’une église du Réveil est tout acquis à la première dame, qui a même tenté de l’imposer à la tête du cabinet du chef de l’État, mais sans succès. « Ce clan dit de Nanga-Eboko ne manque pas d’atouts. De fait, il exerce déjà une partie du pouvoir aujourd’hui : il est proche de Paul Biya, connaît les affaires et l’armée, compte des fidèles au gouvernement, énumère un diplomate en poste à Yaoundé. En cas de succession, il serait dangereux de ne pas le prendre au sérieux. » Mais est-il pour autant tout-puissant ?
Ferdinand Ngoh Ngoh a de mauvaises relations avec plusieurs barons du régime , explique notre source à Etoudi, citant René-Emmanuel Sadi, l’actuel ministre de la Communication, ou encore Laurent Esso, chargé de la Justice. En témoigne ce bras de fer qui a opposé, tout au long de l’année 2021, le secrétaire général et le garde des Sceaux autour de la gestion du port autonome de Douala (PAD) à travers le conflit entre Cyrus Ngo’o, patron du port et proche de Ngoh Ngoh, et l’administrateur Lazare Atou, réputé soutenu par Esso. Ferdinand Ngoh Ngoh est également en délicatesse avec le Premier ministre, Joseph Dion Ngute, qui lui reproche de se comporter en chef de gouvernement en créant notamment ses propres task forces à la présidence.
Autre adversaire du secrétaire général, Maxime Léopold Eko Eko, le redouté directeur général de la recherche extérieure. Comme le chef du gouvernement, il a peu apprécié de voir ses (discrets) efforts de médiation auprès des sécessionnistes ambazoniens réduits à néant par Ngoh Ngoh et Atanga Nji. La crise anglophone a provoqué une fracture entre les “modérés”, notamment Dion Ngute, et les “faucons”, autour de Ngoh Ngoh, analyse un autre diplomate à Yaoundé. C’est un fossé supplémentaire.
Ces inimitiés pourraient-elles sonner le glas des ambitions de Ngoh Ngoh ? Son nom est en tout cas apparu dans nombre d’affaires, du PAD aux chantiers de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) en passant par l’utilisation des fonds consacrés à la lutte contre le Covid-19, et ses détracteurs se plaisent à le souligner.
Ferdinand Ngoh Ngoh est en effet à l’origine de l’ordre donné au directeur général du PAD de signer avec la société PortSec SA un marché de gré à gré portant sur la « sécurisation du périmètre et du contrôle des accès du port » pour un montant d’un peu plus de 25 milliards de F CFA (38 millions d’euros) et même 31 milliards (plus de 47 millions d’euros) après un avenant et une durée de deux ans. Or l’administrateur de cette société immatriculée au Panama est un cabinet suisse, Kohli & Partners, lequel est également en affaires avec le fameux Eran Moas, dont le secrétaire général est proche. « Ces affaires fragilisent Ngoh Ngoh, admet un habitué du palais, et ses adversaires ne manquent pas de s’en servir. » Et ils sont nombreux.
Au deuxième étage du palais, dans son bureau situé directement sous celui du chef de l’État, un autre homme pense en effet à l’après-Biya : Samuel Mvondo Ayolo. Directeur du cabinet civil depuis 2018, l’ancien ambassadeur du Cameroun en France a succédé à Martin Belinga Eboutou alors que Chantal Biya tentait, en vain, de faire nommer Oswald Baboke à ce poste très convoité. Lui qui a passé une bonne partie de sa carrière à l’étranger, notamment à Libreville et à Paris, n’aura pas mis longtemps à se familiariser avec les joutes de pouvoir de Yaoundé. Au fil des mois, sa rivalité avec Ferdinand Ngoh Ngoh est devenue un véritable secret de polichinelle.
Si une guerre des clans venait à éclater, Samuel Mvondo Ayolo serait-il l’adversaire numéro un de Ferdinand Ngoh Ngoh ? « Il est en tout cas l’un des patrons du Sud, la région d’origine de Paul Biya, et l’un des principaux représentants des Bulus, la famille élargie du chef de l’État », admet l’un de ses proches. Né en 1957 à Sangmélima, Samuel Mvondo Ayolo est le fils de l’homme d’affaires Moïse Ayolo, un ami de Paul Biya, et il a grandi entre son village de Meyomessala et la capitale départementale. Il a gravi les échelons grâce à l’influence d’un autre confident du chef de l’État, Philippe Mataga, et il est aujourd’hui proche du fils de ce dernier, Christian. Surtout, il a noué une relation étroite avec Bonaventure Mvondo Assam, le neveu du président, et avec Franck Biya, le propre fils de Paul Biya.
Depuis plusieurs années, Franck Biya, qui a longtemps vécu aux États-Unis et en Afrique du Sud, a opéré un retour remarqué à Yaoundé. Lui aussi proche de Christian Mataga, il dispose de nombreux soutiens au sein de la jeunesse dorée camerounaise et entretient d’excellents rapports avec la star Samuel Eto’o, nouveau président de la Fédération camerounaise de football (Fecafoot), ou avec le ministre de l’Économie, Alamine Ousmane Mey. Mieux, il est devenu au fil des mois l’un des conseillers privilégiés de son père, qui le consulte aujourd’hui régulièrement.
Franck Biya pourrait-il être un prétendant au trône ? Il n’a jamais manifesté une telle ambition, mais il semble se prendre au jeu, affirme un proche d’Etoudi. Quelle que soit sa décision, il est pour le moment difficile de l’écarter, surtout si les Bulus du Sud décident de se ranger derrière lui pour contrer les “Nanga-Eboko”. Samuel Mvondo Ayolo et Franck Biya peuvent fonctionner comme un tandem. La question est de savoir s’ils peuvent être soutenus par le reste de la famille.
D’autant qu’un dernier homme espère jouer les premiers rôles. Il se nomme Louis-Paul Motaze. Actuel ministre des Finances, ancien titulaire du portefeuille de l’Économie, c’est un cadre du gouvernement depuis de nombreuses années qui se trouve être un neveu de Jeanne-Irène, la défunte épouse du chef de l’État. Bulu du Dja-et-Lobo, le département du président, il est tout aussi puissant dans le Sud que Mvondo Ayolo, avec qui il ne manque pas de rivaliser lors de chaque scrutin aux alentours de la capitale départementale de Sangmélima.
D’autant qu’un dernier homme espère jouer les premiers rôles. Il se nomme Louis-Paul Motaze. Actuel ministre des Finances, ancien titulaire du portefeuille de l’Économie, c’est un cadre du gouvernement depuis de nombreuses années qui se trouve être un neveu de Jeanne-Irène, la défunte épouse du chef de l’État. Bulu du Dja-et-Lobo, le département du président, il est tout aussi puissant dans le Sud que Mvondo Ayolo, avec qui il ne manque pas de rivaliser lors de chaque scrutin aux alentours de la capitale départementale de Sangmélima.
Disposant de réseaux non négligeables chez les patrons, Louis-Paul Motaze compte également des relais dans le septentrion, son épouse Aïssa étant native du Logone-et-Chari. Si Franck Biya ne se décide pas, Motaze est un candidat sérieux, résume un habitué du palais. Il est du Sud, fait partie de la famille Biya, a des liens avec l’Extrême-Nord et de l’expérience politique. Est-ce suffisant pour rassembler le clan bulu ? Il y a une rivalité locale entre Mvondo Ayolo et Motaze, comme entre Mvondo Ayolo et Jacques Fame Ndongo, le ministre de l’Enseignement supérieur [lui aussi originaire du Sud]. Mais cela passera au second plan s’ils ont besoin de se rassembler à Yaoundé , assure un proche.
Le clan “Nanga-Eboko” a des atouts, mais celui du Sud n’en a pas moins », abonde, à Yaoundé, un diplomate peu enclin à prendre le risque de parier sur le mauvais cheval. Au palais d’Etoudi, le patron de la garde présidentielle, Raymond Beko’o Akondo, entretient ainsi de bons rapports avec Samuel Mvondo Ayolo, tandis que Ferdinand Ngoh Ngoh a déjà tenté, maladroitement, de le faire remplacer. L’appui de la Société nationale des hydrocarbures (SNH), l’un des plus gros pourvoyeurs d’argent de l’État, sera également déterminant. Son patron, Adolphe Moudiki dont la femme, Nathalie, est réputée proche à la fois de Chantal Biya et de Samuel Mvondo Ayolo , a lui aussi plusieurs fois échappé aux tentatives du secrétaire général pour lui trouver un successeur. Mvondo Ayolo et Motaze passent également mieux à l’international, même si Ngoh Ngoh a soigné ses réseaux , ajoute notre diplomate.
Enfin et surtout ?, le clan du Sud dispose de biens meilleurs atouts au sein du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), dont l’avis pèsera dans le choix du successeur de Paul Biya. « Même si Paul Atanga Nji est au comité central, Ngoh Ngoh est peu implanté au sein du parti au pouvoir, confie l’un de ses cadres. En revanche, René-Emmanuel Sadi et Jacques Fame Ndongo font partie du bureau politique. S’il fallait choisir un camp en urgence, le sien risquerait d’y manquer de soutiens. » Le renouvellement des organes du parti, entamé au cours de l’année 2021 et appelé à se poursuivre jusqu’à un hypothétique congrès national (qui n’a pas eu lieu depuis 2011), pourra-t-il rebattre les cartes avant qu’éclate la guerre de succession ?
Bien sûr, l’après-Biya est dans toutes les têtes, même si personne ne le dit. Chacun veut se positionner, anticiper et s’arranger pour avoir le plus de soutiens possible dans les organes de décision au moment fatidique , confie notre source au sein de la formation au pouvoir, abandonnant pour un temps la langue de bois de rigueur. Les plus ambitieux des barons de Yaoundé seront-ils pour autant prêts pour la guerre des cent vingt jours, cette bataille qui pourrait s’ouvrir si Paul Biya venait à passer la main brutalement sans avoir dévoilé ses plans ? La partie s’annonce serrée. « Gouverner, c’est prévoir », disait l’ancien président français Adolphe Thiers. Et ne pas prévoir, c’est déjà gémir , écrivait avant lui Léonard de Vinci.
Affaire a suivre . . .