À Yaoundé, l’aveu a stupéfié les cénacles du pouvoir. Oui, le lieutenant-colonel Danwe allait souvent voir Jean-Pierre Amougou Belinga pour le dépannage pour arrondir ses fins de mois et pour lui donner les infos sur la sécurité au niveau de la frontière Cameroun – République centrafricaine. Le 17 février dernier, en quelques mots lâchés lors d’une conférence de presse, Charles Tchoungang, avocat du patron déchu de Vision 4, reconnaissait l’existence de liens entre son client et le directeur des opérations de la Direction générale de la recherche extérieure (DGRE).
Si ces propos ne sont pas passés inaperçus, c’est parce que Justin Danwe a, dans ses premières déclarations aux enquêteurs, admis avoir dirigé le commando qui a enlevé le journaliste Martinez Zogo, le 17 janvier 2023, lequel a été retrouvé mort cinq jours plus tard. C’est aussi parce que la justice camerounaise soupçonne Jean-Pierre Amougou Belinga d’avoir commandité l’homicide. Pour ne rien arranger, les enquêteurs ont établi que les deux suspects avaient été présentés par Léopold Maxime Eko Eko, le patron de la DGRE. Et voilà que le contre-espionnage camerounais se retrouve brutalement sous les feux de la rampe. Voilà aussi que ce service, chargé de la sécurité d’État, s’est mué en porte-flingue d’un homme d’affaires controversé. Une dérive qui sera révélée au grand jour par l’affaire Zogo.
Tout commence en 2008. Les dix marins du navire français Bourbon Sagitta sont pris en otages au large des côtes camerounaises par des rebelles du Delta du Niger. Alors patron de la police, Edgar Alain Mebe Ngo’o ancien ministre de la Défende et condamné en janvier 2023 à trente ans de prison pour détournement de deniers publics et corruption) désigne un négociateur en la personne du directeur des Renseignements généraux de la police, le commissaire divisionnaire Léopold Maxime Eko Eko.
Le policier est bilingue français anglais et est avantageusement doté d’un tempérament de fonceur. L’affaire se solde par la libération des otages après douze jours de captivité. Tout va pour le mieux entre Yaoundé et Paris. Mebe Ngo’o en récolte les lauriers. Il est décoré de la Légion d’honneur, distinction que lui remet, place Beauvau, le ministre français de l’Intérieur, Brice Hortefeux. Eko Eko, lui, lorgne la direction de la DGRE.
Il n’attendra pas longtemps, lui assure-t-il. Le remplacement de Bienvenue Obelabout est évoqué en haut lieu. Ce septuagénaire old school, trop légaliste au goût des partisans de la méthode forte, n’est plus l’homme de la situation. Alors secrétaire général de la présidence, Laurent Esso lui-même veut faire tomber ce commissaire divisionnaire avec lequel il s’est brouillé à cause de l’affaire Bibi Ngota. Esso n’a pas digéré d’être lâché par Obelabout après que ce journaliste, accusé d’avoir contrefait la signature d’Esso, a été arrêté, brièvement détenu à la DGRE puis transféré dans un commissariat de Yaoundé, où il est décédé en avril 2010.
Toutefois, rien n’est encore gagné pour Eko Eko. Obelabout bénéficie du soutien de Léopold Ferdinand Oyono, un écrivain de renom plusieurs fois ministre et intime du président Paul Biya. Malheureusement pour lui, Oyono décède le 10 juin 2010.
Mais l’heure d’Eko Eko n’est pas encore venue. D’abord parce qu’Esso a son propre candidat, dont il s’empresse d’aller déposer le CV sur le bureau présidentiel : il s’agit de Victor Ndocki. L’actuel ambassadeur du Cameroun à Berlin officie à l’époque comme secrétaire général de la Délégation générale à la sureté nationale (DGSN).
Erratique, le CV d’Eko Eko ne plaide pas non plus en sa faveur. Car avant de rebondir aux Renseignements généraux, il a piloté la très sensible direction des opérations de la DGRE (DO) sous Obelabout. Echaudé par les méthodes de cow-boy de son collaborateur, Obelabout a perdu patience et muté le trublion à Moscou. De mauvaise grâce, le banni devient chef de poste de la DGRE à l’ambassade du Cameroun dans la capitale russe. Il n’y reste pas, reprend bientôt l’avion pour s’installer en région parisienne. Le voilà qui s’inscrit en doctorat à l’université Paris Est de Marne-la-Vallée. Étudiant assidu, il y soutient une thèse en Sciences de l’information et de la communication. Le mémoire, classé secret défense, n’est pas consultable sur internet.
Doctorat en poche, Eko Eko rentre au Cameroun et se met en disponibilité de la police. Il créé un cabinet d’intelligence économique, travaille quelques mois pour le compte du cigarettier British American Tobacco (BAT) qui l’engage pour lutter contre la contrebande de cigarettes à la frontière avec le Nigeria, et finit par être ramené à ses premières amours par son mentor, Alain Mebe Ngo’o.
Eko Eko à la tête de la DGRE ? Ses détracteurs ne veulent pas en entendre parler. Dans les milieux de l’espionnage, il est traditionnellement déconseillé de nommer un ancien « DO » à la tête de l’agence. Qui sait s’il n’a pas les mains sales ? Mais Paul Biya ne refuse rien à Mebe Ngo’o, devenu entretemps ministre de la Défense. En août 2010, Eko Eko est installé à la tête des puissants services secrets.
Installé dans son nouveau bureau, le directeur général propose des nominations que la présidence valide sans faire de difficultés. Le commissaire James Elong, un jeune loup aux dents longues, est porté à la tête de la DO. Dans les faits, le DO est le personnage le plus puissant du « Lac » après le directeur général. À Yaoundé, dans la pénombre du quartier de la Vallée qui jouxte le lac municipal, ses bureaux sont logés dans un immeuble distinct de celui où sont localisés les services administratifs. Il dispose d’un personnel à part, des hommes et femmes civils, policiers ou militaires inconnus de leurs collègues des autres services. Le DO ne répond qu’au patron et ce dernier ne reçoit jamais son collaborateur en présence d’un tiers. Le poste est convoité pour la puissance qu’il confère, mais aussi parce qu’un DO dispose de budgets conséquents et n’a pas à justifier ses dépenses.
À peine installé, le binôme Eko Eko/Elong ne tarde pas à faire parle de lui. Premier coup fumant : l’arrestation spectaculaire de Polycarpe Abah Abah, l’ex-ministre de l’Économie et des Finances, pour tentative d’évasion. Incarcéré depuis mars 2008 pour détournement de fonds, cet ennemi juré de Mebe Ngo’o a été interpellé le 11 mai 2012 à son domicile alors qu’il bénéficiait d’une permission de sortie pour aller consulter son dentiste. Il est arrêté par un commando dont font partie le commissaire Elong et le capitaine Justin Danwe. Après une course poursuite dans la ville, il est brièvement détenu au « Lac » avant d’être transféré, à la demande pressante de sa famille, à la direction de la police judiciaire à Yaoundé. Il sera promptement jugé et condamné.
Plusieurs questions se posent alors. Est-ce la mission de la DGRE que de se mêler d’affaires judiciaires ? Qui de la Direction de la surveillance du territoire (DST) ou de la DGRE est compétent en la matière ? Un rapport a été adressé au président de la République, qui relève le flou qui entoure le périmètre de compétences de chacune des deux agences depuis la création de la DST en novembre 1985 et la réforme, en février, 2006 du Cener (ancêtre de la DGRE).
Les deux sont compétentes en matière de défense et de prévention, et la loi n’interdit pas la DGRE d’opérer sur le territoire camerounais. Selon les rédacteurs du rapport confidentiel remis à Paul Biya, on se rend compte, d’après les textes organiques, que notre DST est une copie conforme de sa sœur française. Et l’instruction présidentielle du 2 février 1986 créant le Cener-DGRE est apparemment la même que la DST. Le rapport laisse entendre que le chef de l’État n’aurait pas dû signer le décret portant création de ces deux structures sans concertation préalable.
Mais contrairement à son homologue française qu’est la Direction générale à la sécurité extérieure (DGSE), laquelle est rattachée au ministère de la Défense, la DGRE camerounaise ne dépend d’aucun ministère. Elle fonctionne de manière autonome, sans contrôle interne ni parlementaire. Elle est sur le papier placée sous la tutelle administrative du secrétaire général de la présidence, mais ne répond véritablement qu’au président de la République. Surtout s’agissant des opérations homo homicide, consistant à exécuter un ennemi de la nation. En pratique, le directeur général fait parvenir ses propositions consistant à neutraliser X ou Y. Le chef de l’État marque son refus ou son accord et, le cas échéant, instruit le secrétaire général de la présidence de s’occuper des modalités pratiques de l’opération, notamment les considérations budgétaires. Et c’est de ce point que sont partis les premiers couacs.
En 2011 en effet, Ferdinand Ngoh Ngoh succède à Laurent Esso au poste de secrétaire général de la présidence. Quoique sans état d’âme, ce diplomate n’est pas du genre à signer sans poser de questions. Eko Eko se heurte à un mur.
C’est ce qui fait déraper l’opération Guerandi Mbara. Ce putschiste condamné à mort par contumace est enlevé en 2013 à Sofia, en Bulgarie, par un colonel à la retraite de l’armée portugaise engagé par Eko Eko. Guerandi est ramené au Cameroun et confié à une escouade de la DGRE. On ne l’a jamais revu. Mais une querelle liée au financement de l’opération retarde le paiement et, mécontent, le Portugais décide d’en divulguer quelques détails à Jeune Afrique pour forcer les Camerounais à payer le solde. Ce qui fut fait.
Entre Eko Eko et Ngoh Ngoh, le courant ne passe pas. La tutelle administrative du secrétaire général est un obstacle aux projets du premier. Il ne supporte pas que Ngoh Ngoh lui demande de justifier les budgets qu’il demande, considère que ses questions sont déplacées et que la tutelle administrative ne veut pas dire tutelle opérationnelle.
Ngoh Ngoh veut se débarrasser d’Eko Eko. Il y parvient presque. Courant 2021, le gouvernement brésilien est saisi d’une demande d’accréditation d’un nouvel ambassadeur du Cameroun. Eko Eko l’apprend et n’hésite pas à faire jouer ses relations notamment auprès de Franck Biya, le fils du chef de l’État, pour court-circuiter le processus de nomination en cours. La réponse positive de Brasilia ne change rien : Eko Eko tient le gouvernail et n’a aucune intention de le lâcher, encore moins de s’éloigner.
Mieux, courant 2021, il remanie ses équipes, et en profite pour éloigner les profils susceptibles de lui faire de l’ombre. Premier à en faire les frais : James Elong. L’ex-DO est « promu » inspecteur général. Un placard doré. À sa place, il positionne Justin Danwe, un lieutenant-colonel de gendarmerie qui a peu de chances de prendre un jour la place du patron. Car depuis l’indépendance, un seul gendarme le général Claude Angouand a dirigé la maison, contre quatre policiers Jean Fochivé, Samuel Missomba, Bienvenu Obelabout et Léopold Maxime Eko Eko. Mais faire place nette n’aura pas suffi à préserver son fauteuil. Eko Eko a-t-il été rattrapé par ses démons ? Le 4 mars 2023, il a été inculpé pour filature, enlèvement et torture dans le cadre de l’affaire Zogo après avoir été entendu par le secrétariat d’État à la défense » SED ». Il est désormais détenu à la prison de Kondengui. Le commissaire divisionnaire est soupçonné d’avoir a minima été informé de l’opération ciblant Martinez Zogo. S’il dément avoir eu connaissance des agissements de Justin Danwe, il devrait avoir à répondre lui aussi des accusations de complicité d’enlèvement et de torture.
Le procès Martinez Zogo sera donc aussi celui de la DGRE, que certains n’hésitent plus à présenter comme une officine de tueurs à gages. Avec sa réputation ternie et une image à ce point écornée, le service ne peut échapper à une réforme de fond. Comment assurer un contrôle interne des agissements de la DO ? Sachant que, pour mener à bien l’enlèvement du journaliste, Justin Danwe aurait engagé une vingtaine de jeunes agents venus de l’Extrême Nord. Ils étaient en formation à Yaoundé. Eko Eko pouvait il ignorer ce que tramait son principal collaborateur ? C’est en tout cas la ligne de défense qu’il a choisie, même si cette éventualité difficilement concevable est terrifiante au regard de ce qu’elle implique pour la sécurité de l’État et de ses citoyens. Si cette force habilitée par la loi à mener des actions clandestines était hors de tout contrôle, ni interne ni parlementaire, cela n’a été possible qu’à cause de la désinvolture coupable des plus hauts responsables de l’État.