En 10 ans, le pays des Balkans a perdu près de 10 % de ses habitants. Pour certains, l’adhésion à l’Union européenne, en 2013, a contribué à un problème déjà existant de forte émigration.
Davor et Dominic se retrouvent en fin d’après-midi pour partager un verre dans un petit café bar fréquenté par la jeunesse de Knin.
S’ils discutent en croate, il y a longtemps que ces deux jeunes hommes ne vivent plus dans cette ville de la région de Dalmatie, à 300 kilomètres au sud de la capitale, Zagreb.
Si vous voulez une carrière, un avenir, l’Europe a plus à offrir que la Croatie
, déclare sans hésiter Davor, qui vit en Allemagne depuis plusieurs années.
Dominic, lui, vient de s’installer en Suède, question de se rapprocher de sa sœur et de son frère, qui vivent en Scandinavie.
Auparavant, le jeune Croate a séjourné en Irlande. Il assure que dans la capitale irlandaise, Dublin, il connaissait au moins 20 autres jeunes qui venaient comme lui de Knin, une ville de 8300 habitants.
Ma génération est partie de la ville
, constate Dominic. Selon les autorités locales, en 10 ans, Knin a perdu environ 25 % de sa population.
À la table voisine, Cristina, une enseignante d’anglais, assure rester dans sa ville natale par patriotisme. Mais elle ne peut que confirmer les observations de Dominic.
Le frère de la jeune femme, un policier, est parti s’établir en Allemagne il y a environ cinq ans. Plusieurs de ses amis ont aussi fait le choix de quitter le pays.
« C’est plutôt triste, beaucoup de gens que nous connaissions ne sont plus ici. »
Selon Cristina, l’entrée de la Croatie dans l’Union européenne en 2013, et donc la possibilité pour les Croates de vivre et travailler dans les autres pays membres sans visa, a poussé plusieurs jeunes de sa ville à émigrer.
C’était plus simple pour eux, donc ça leur a permis d’aller ailleurs sans trop de problèmes
, explique-t-elle.
Problèmes économiques et cicatrices de la guerre
Dans le village voisin de Kijevo, non loin de la frontière avec la Bosnie-Herzégovine, Ivan est un témoin privilégié des problèmes démographiques qui touchent la région.
Son fils est parti vivre en Allemagne avec sa famille il y a quelques années, à la recherche d’un meilleur salaire. En Croatie, le salaire minimum, qui a récemment augmenté, est d’environ 700 euros par mois, soit deux fois moins qu’en Allemagne ou en Irlande.
Vous construisez quelque chose, puis votre enfant part
, déplore Ivan.
La maison de ce résident de longue date de Kijevo se trouve au centre du village, à côté de l’école, l’un des plus grands symboles de son dépeuplement. Si l’institution demeure ouverte, elle n’accueille plus que deux élèves.
À Kijevo, la morosité économique s’ajoute aux marques des conflits qui ont ponctué le 20e siècle et qui ont poussé une partie de la population à partir sans y revenir.
Selon le maire du village, en 1939, au début de la Deuxième Guerre mondiale, Kijevo comptait 4000 habitants. En 1991, au début des conflits qui ont suivi l’éclatement de la Yougoslavie, ce nombre ne s’élevait plus qu’à 1300 résidents. Une trentaine d’années plus tard, ils ne sont plus que 300 à y vivre.
Comment inverser la tendance?
Selon le recensement de 2021, la Croatie, qui compte aujourd’hui 3 800 000 habitants, a perdu un peu moins de 10 % de sa population en 10 ans.
Nous avons 21 comtés, et chacun d’entre eux connaît un déclin de sa population
, explique le démographe Marin Strmota pour démontrer que le phénomène de dépopulation ne touche pas que les régions isolées, comme celle où se trouvent Knin et Kijevo. Même la capitale et plus grande ville du pays, Zagreb, est touchée par le phénomène.
Selon ce professeur à l’Université de Zagreb, la dépopulation du pays s’explique par une faible natalité et une immigration limitée, auxquelles s’ajoute le départ de nombreux jeunes Croates.
L’expert assure que c’est en grande partie en raison de la situation économique
qu’une partie de la population est tentée par l’étranger. À son avis, le secteur du tourisme, qui attire des millions de visiteurs sur les côtes de la mer Adriatique et qui représente 20 % du PIB du pays, n’est pas suffisant pour garder les jeunes travailleurs au pays.
Il y a cinq ans, Marin Strmota, qui était secrétaire d’État responsable des enjeux démographiques, a démissionné avec fracas de son poste au sein du gouvernement, en pleine conférence de presse, pour protester contre ce qu’il décrivait être une inaction des autorités.
« Les élites politiques sont là pour quatre ans et s’en vont. Les enjeux démographiques se déroulent sur une plus longue période […] Ils ne sont pas éduqués à ce propos et ils ne s’y intéressent pas. »
Au siège du gouvernement croate, le directeur de cabinet du premier ministre assure au contraire être bien au fait de cet enjeu.
En entrevue avec Radio-Canada, Zvonimir Frka-Petešić tient à remettre les choses en perspective.
Lui-même né en France, il rappelle que les Croates émigrent depuis de nombreuses années, bien avant l’entrée de leur pays au sein de l’Union européenne.
Zvonimir Frka-Petešić croit par ailleurs que l’appartenance à ce groupe de 27 pays peut faire partie de la solution pour permettre d’attirer les Croates de la diaspora, notamment en raison des fonds européens dont Zagreb dispose.
« Notre objectif n’est pas de fermer les frontières et de devenir un pays complètement fermé comme au temps du communisme. Ce n’est absolument pas ce à quoi les Croates ont aspiré depuis l’indépendance. Au contraire, c’est d’être membre de l’espace Schengen, espace sans frontières de la zone euro, mais en même temps d’utiliser la capacité de développement que permet l’Union européenne, à travers notamment les fonds européens, pour rattraper le retard que nous avons accumulé, notamment en raison de la guerre. »
Le directeur de cabinet croit que des politiques comme l’augmentation des salaires et du niveau de vie permettront de réduire tous les facteurs qui peuvent pousser les jeunes à l’émigration
.
Je pensais que c’était mieux à l’extérieur du pays
À Knin, l’une des villes très touchées par l’exode de la jeunesse, le maire Marijo Ćaćić assure que des incitatifs, notamment pour l’arrivée d’un nouveau-né ou l’achat d’un logement, ont permis de freiner la chute. Entre 2013 et 2020, la municipalité perdait de 500 à 900 d’habitants annuellement. Depuis quelques années, la population connaît une croissance, bien que très limitée.
Le maire croit que les difficultés économiques auxquelles sont confrontés certains pays d’Europe occidentale, comme l’Allemagne, et le faible coût de la vie dans sa région pourraient motiver de jeunes Croates à rentrer au bercail.
Josip, qui gère le restaurant installé sur la citadelle qui surplombe la ville, a déjà fait le choix de revenir sur ses terres natales.
Je pensais que c’était mieux à l’extérieur du pays
, dit-il pour expliquer les raisons qui l’ont poussé à travailler pendant plusieurs années dans des cuisines en Allemagne. Mais une fois sur place, l’histoire était différente
, ajoute-t-il, puisque dans ce pays, le coût de la vie était élevé et les conditions de travail étaient parfois difficiles.
Le jeune homme a donc décidé de revenir à Knin, où il a réussi à décrocher l’appel d’offres pour la gestion du restaurant.
Je profite de ma ville et je vis mon rêve
, lance-t-il, déplorant tout de même qu’un trop grand nombre de ses compatriotes ne trouvent toujours pas suffisamment de raisons pour rentrer en Croatie.