« Moi, député ? » Fraîchement installé dans son bureau de ministre de l’Economie, Emmanuel Macron s’interroge. L’année 2015 débute et, pour l’heure, il règne sur Bercy. Mais demain ? S’il veut s’installer durablement dans le paysage politique, un point de chute électoral ne lui serait-il pas indispensable ? Quelques éléphants du Parti socialiste, avec qui le courant passe encore, lui soumettent plusieurs scénarios. L’hypothèse d’un parachutage en Bourgogne est avancée. La piste d’une autre « circo » à Marseille, sa ville de cœur, est plus sérieusement explorée. Mais l’ancien banquier, qui n’a jamais été élu, ne se montre guère enthousiaste.
« Etre député, c’est être un soldat, et cette fonction, il la voyait comme trop étriquée pour lui », se souvient l’ex premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis. A un collègue pressé de connaître ses intentions, l’ambitieux ministre justifiera plus tard les raisons de ce renoncement : « Le Parlement, ce n’est pas là que ça se passe ! » Ironie de l’histoire, c’est pourtant « là », aujourd’hui, que tout « se passe ». Cette Assemblée nationale au sein de laquelle il n’a jamais daigné siéger s’est métamorphosée, en un an, en nouvel épicentre de la vie politique française. Outrageusement dominée par la macronie lors du précédent quinquennat, et alors vidée de tous ses pouvoirs, elle donne désormais des sueurs froides à l’Elysée.
Depuis la déroute des législatives de juin 2022, l’hyperprésident Macron, bonapartiste en diable, est contraint de renouer avec le jeu parlementaire. Son pouvoir n’est plus sans limite. Privé de majorité absolue, le voilà dans l’obligation de chercher des alliances, soumis à un hémicycle fragmenté où il doit négocier, pied à pied, chacune de ses réformes. En quelques mois, son gouvernement et lui sont tout de même parvenus à obtenir quelques résultats : 24 textes ont été votés, parfois avec l’appui de la gauche, souvent avec l’aide de la droite. Mais l’affaire s’est corsée dès le premier gros morceau arrivé : la réforme des retraites.
Devant l’opposition grandissante, le président a fait usage de toute l’artillerie mise à sa disposition par la Constitution. De l’article 47-1, qui raccourcit le temps d’examen, en passant par les articles 44.2 et 44.3, qui limitent le nombre d’amendements, jusqu’à l’utilisation de l’arme dite « atomique » du 49.3 qui permet l’adoption d’une loi sans vote. Même le Conseil constitutionnel, qui n’a pourtant pas censuré le texte, a reconnu que « l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre a revêtu un caractère inhabituel ». L’exercice de compromis auquel s’adonnait à contrecœur le chef de l’Etat aura tenu moins d’un an. Plutôt que de se soumettre à un vote incertain des parlementaires, il a préféré le passage en force. Quitte à mettre en péril la suite de son quinquennat.
Nouvelle guerre des nerfs
« Après les retraites, il va être difficile de faire passer le moindre texte, s’inquiète un ministre proche du président. Au Parlement, tout va être compliqué. » Une nouvelle bataille se fait déjà jour à l’Assemblée nationale et concerne encore cette satanée réforme, qui agit décidément comme un sparadrap. Le petit groupe Liot (Libertés, Indépendants, Outremer et Territoires) a déposé une proposition de loi visant à supprimer le recul de l’âge de départ à 64 ans. Devant la crainte de voir le texte voté le 8 juin prochain, Emmanuel Macron et les siens tentent une autre manœuvre : le faire déclarer irrecevable, cette fois sur la base de l’article 40 de la Constitution qui interdit toute « diminution des ressources publiques ».
Les oppositions s’inquiètent de voir de nouveau le Parlement piétiné et une nouvelle guerre des nerfs se dessine. Au Sénat, le patron du groupe Renaissance et macroniste de la première heure François Patriat s’angoisse aussi : « On va être en situation de censure latente. Comment trouver maintenant des partenaires pour faire passer des textes de loi, à commencer par celui sur l’immigration ? » Déjà plusieurs fois repoussé, faute de majorité assurée, le texte pourrait même être réécrit d’ici à l’été.
Le Parlement fait de la résistance ? Qu’à cela ne tienne, le chef de l’Etat a une nouvelle marotte : gouverner par décret. Au moins, cela règle tous les problèmes de majorité. Seule la signature de son gouvernement suffit. Ce que permet l’article 37-1 de la Constitution dans les « matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ». Matières qui sont très nombreuses. « Vous pouvez beaucoup réformer sans la loi. Beaucoup. […] Donc, nous allons réformer là où c’est possible sans légiférer », ne s’est pas caché Emmanuel Macron dans une interview accordée à « l’Opinion » ce 15 mai. Avant d’ajouter : « Je pense que cette maladie de la loi est très française. »
La voie réglementaire devrait ainsi être utilisée dans les prochaines semaines pour le futur pacte enseignant proposant aux enseignants volontaires d’effectuer de nouvelles missions rémunérées, la réforme du lycée professionnel ou le plan de lutte contre la fraude fiscale. Les parlementaires réclament d’être mieux considérés, ils seront en réalité encore plus ignorés. « L’idéal démocratique de Macron, c’est de gouverner avec des décrets rédigés par des technocrates, cingle Bertrand Pancher, le président du groupe Liot à l’Assemblée nationale. C’est encore pire que le 49.3 ! » « Cette victoire de la politique technocratique au carré serait délétère », alerte l’historien spécialiste des relations entre le Parlement et le pouvoir exécutif, Nicolas Roussellier.
La défiance du président à l’égard des députés n’est pas nouvelle : elle remonte, en réalité, à l’époque où, depuis Bercy, il entreprend de faire adopter sa « loi Macron » censée libérer l’économie. Il pense disposer d’une majorité, mais devant la menace des « frondeurs », le Premier ministre Manuel Valls contraint son jeune ministre à utiliser le 49.3 à l’été 2015. « Valls lui a fait une saloperie, analyse un hollandais. Il a piégé Macron qui ne connaissait rien au travail parlementaire. » Deux ans plus tard, dès son accession à l’Elysée, Emmanuel Macron se borne alors à considérer l’Assemblée nationale comme une simple chambre d’enregistrement. L’écrasante majorité dont il dispose à l’Assemblée nationale lui assure des votes tranquilles. Il mène ses réformes sabre au clair. Et lorsqu’il veut accélérer le tempo, comme ce fut le cas avec la loi travail, il légifère par ordonnances.
Débats superfétatoires
Le nouveau président manifeste assez peu d’intérêt pour le Parlement. Ce qu’il veut, c’est avant tout des députés loyaux et à sa main. Qu’on se le dise, des « frondeurs », il y en a eu sous Hollande, il n’y en aura pas en macronie. « Le groupe était caporalisé, préfectoralisé », se souvient l’ex membre des « Macron Boys », Guillaume Chiche. Que les députés de la majorité soient qualifiés de « godillots » ? Qu’importe. Après tout, pour le président comme pour le fidèle Alexis Kohler, le Palais Bourbon n’est que lenteur et débats superfétatoires. Le puissant secrétaire général de l’Elysée qui s’enorgueillissait à l’époque : « L’activité législative est roborative, éruptive, il y a beaucoup de bavardages. Un texte peut arriver au Parlement avec 80 articles et en ressortir avec 160 ou même 240 ! » Quant aux séances de questions au gouvernement : « Il y a un consensus pour dire qu’elles ne sont pas très utiles, que le gouvernement n’en sort pas toujours grandi, mais le symbolisme empêche de les supprimer ! »
« Le président a parfois une conception quand même assez problématique du pouvoir », peste un haut gradé de la majorité. Laquelle, par ailleurs, goûte assez peu la manie qu’il a d’inventer des « machins » visant à concurrencer le Parlement. Pour mettre fin à la crise des « gilets jaunes » ? Il invente le grand débat national. Pour répondre à l’urgence environnementale ? Il crée une Convention citoyenne pour le climat. Pour gérer la pandémie du Covid ? Il convoque aussi souvent que possible son Conseil de défense sanitaire. A chaque fois, les élus macronistes le disent sous cape : ils se sentent mis à l’écart.
L’été dernier, lorsque le président tout juste réélu a dévoilé son projet de Conseil national de la refondation, censé mettre sur la table les objectifs prioritaires du second quinquennat, bon nombre de parlementaires de la majorité, déjà échaudés d’avoir été copieusement tenus à l’écart de l’élaboration du programme présidentiel, ont tiqué. « S’il veut faire sans nous maintenant… » Résultat : nombre d’entre eux boudent la nouvelle instance.
Mais les connaît il vraiment, « ses » députés ? Contrairement à un Edouard Philippe qui a toujours pris le temps de soigner ses réseaux parlementaires, Emmanuel Macron n’a pas l’habitude de « traiter » avec sa majorité. Tout juste consent-il à s’adresser à elle une fois l’an pour lui rappeler qui est le chef. Mais les relations s’arrêtent là. Pour le reste, il préfère déléguer la gestion de l’Assemblée nationale et du Sénat à ses lieutenants et conseillers.
Problème : aux dernières législatives, ses principaux relais ont été balayés. Les fidèles Richard Ferrand, ex-président de l’Assemblée nationale, et Christophe Castaner, ex-patron des députés macronistes, ne sont plus là. Pis, ils ont été respectivement remplacés par Yaël Braun-Pivet et Aurore Bergé, deux candidates qui n’avaient pas les faveurs de l’Elysée. Preuve que la crise couvait au sein de la majorité depuis quelque temps déjà. Un des nouveaux cadres du groupe Renaissance résume la pensée de ses collègues :
« Le président a beaucoup de points positifs : il est vif, magnétique, énergique, intelligent. Mais il s’en “branle” de nous. »
Un manque d’appétence que d’aucuns osent doubler d’un défaut de compétences. Avec le général de Gaulle, Emmanuel Macron est le seul président de la Ve République à ne pas être passé par la case député. « Il suit l’actualité parlementaire sans être dans le monitoring heure par heure, dans la tambouille quotidienne, décrypte un ministre de premier plan. Mais si on n’est pas le nez dedans, on ne se rend parfois pas compte de la complexité de la mécanique parlementaire… »
Le choix de ses Premiers ministres interroge également : les deux derniers, Jean Castex et Elisabeth Borne, n’avaient jamais siégé ni à l’Assemblée nationale ni au Sénat avant d’être chargés de diriger le gouvernement mais aussi la majorité parlementaire. Pour Bruno Retailleau, le chef de file des sénateurs Les Républicains, les difficultés du chef de l’Etat s’expliquent en grande partie par sa méconnaissance des arcanes :
« Macron, c’est “je décide, le Parlement s’exécute”. Mais aujourd’hui, ça ne marche plus comme ça. C’est précisément pour cette raison que la machine s’est détraquée. »
Le même lui prédit un avenir fait de « petits textes », signant la fin de l’ambition réformatrice d’un Emmanuel Macron qui ne songe pourtant qu’à laisser une « trace » dans l’Histoire. Et dire que ce président n’aimait déjà pas le Parlement…