Alors que 82 % de la population libanaise a basculé dans la pauvreté, la migration économique vers l’Afrique prend de l’ampleur. Des Libanais issus de la classe moyenne viennent chercher de nouvelles opportunités dans les capitales du continent.
L’histoire des familles libanaises en Afrique s’écrit au gré des fluctuations économiques du petit pays et du vaste continent. En octobre 2019, le Liban a été secoué par une révolution mort-née, dans un contexte de ras-le-bol social, sur fond de crise économique. Crise économique, exacerbée par la pandémie mais aussi par les suites de l’explosion du port de Beyrouth, des dommages collatéraux de la guerre en Ukraine, et de la faillite de l’État libanais rongé par la corruption. Une situation qui, selon les données des Nations unies, a plongé en 2021 82 % des Libanais dans la pauvreté contre 42 % en 2019.
Face à la débâcle économique et à l’absence de perspectives prometteuses, une nouvelle vague migratoire s’amorce depuis le pays du Cèdre vers l’Afrique. « Des individus issus de la classe moyenne ayant tout perdu tentent leur chance ici. C’est l’histoire qui se répète », explique l’anthropologue Marwa El Chab, qui a enquêté sur les entrepreneurs libanais à Abidjan, Dakar et Ouagadougou.
La crise économique qui frappe le Liban est d’une envergure systémique, paralysant tout le secteur bancaire depuis près de cinq ans. Les déposants sont privés d’accès à leurs propres fonds auprès des institutions financières – la livre libanaise a perdu plus de 98 % de sa valeur par rapport au dollar depuis 2019 –, tandis que l’inflation atteint des sommets avec une flambée des prix de 366 % entre mars 2022 et mars 2023, selon les données de l’Office central des statistiques. En conséquence, le Liban subit une fuite des cerveaux sans précédent.
African Dream
Toutes ces migrations contribuent à renforcer les réseaux transnationaux des Libanais de l’étranger qui dépassent de presque quatre fois la population estimée du Liban. D’après les données partagées par la Chambre de commerce et d’industrie libanaise de Côte d’Ivoire, il y a eu entre 800 et 1 000 Libanais qui sont venus pour travailler en Côte d’Ivoire depuis 2020, soit 30 % de plus que lors des périodes précédentes.
La Côte d’Ivoire attire, car elle rassemble la plus forte communauté libanaise d’Afrique, estimée actuellement à 100 000 ressortissants. « Nous observons une augmentation significative des candidatures envoyées par des Libanais désireux de s’établir en Côte d’Ivoire, explique-t-on du côté de l’ambassade du Liban en Côte d’Ivoire. Ces individus, souvent qualifiés, aspirent à l’expatriation en raison du manque de perspectives au Liban ». Pourtant, à en croire les propos de Zeina, une Libanaise installée dans le pays depuis trente ans, ces nouveaux arrivants sont confrontés à un « filtrage » effectué par les « Libadjanais » (libanais d’Abidjan) eux-mêmes.
« Les Libanais présents en Afrique sont résolus à préserver leur réputation et leur position sur le continent. Si un Libanais arrive sans un objectif défini, sans projet concret, et sans le soutien nécessaire, il ne pourra pas faire long feu en Afrique et sera renvoyé au pays par ses compatriotes eux-mêmes. En tant que peuple volontaire et travailleur, nous refusons catégoriquement d’être associés à des personnes qui ne représentent pas nos valeurs », souligne l’entrepreneuse native de Miziara (Nord du Liban).
Une dynamique nouvelle
« Autrefois, nous avions principalement des investisseurs porteurs de projets. Actuellement, nous voyons davantage de personnes cherchant simplement du travail, souligne notre source au sien de l’ambassade. D’autant plus que, lors de la pandémie, l’émigration vers les pays africains était bien plus facile que vers l’Europe ou les États-Unis : les liaisons aériennes vers l’Afrique sont restées actives, et l’obtention d’un visa est bien plus aisée. Généralement, il suffit d’une simple lettre d’invitation émanant d’un proche résidant déjà sur place. « Certains arrivaient avec un visa touristique le temps de trouver un emploi », indique Zeina.
Cette nouvelle vague migratoire s’explique également par la croissance des classes moyennes en Afrique. « La classe moyenne se développe à la vitesse grand V à Abidjan, donc le marché s’agrandit, et le nombre d’opportunités pour des professionnels du secteur des services, le domaine d’expertise des Libanais, augmente. Il y a de plus en plus de menuisier, cordonnier, coiffeurs, techniciens, agents de maîtrise… libanais », explique la représentante de l’ambassade.
Karim, un coiffeur originaire du Sud Liban, est un exemple probant de cette dynamique. En 2020, il a ouvert son salon de coiffure à Dakar, arrivant seul, dans un premier temps. En l’espace de trois ans, plusieurs Libanais l’ont rejoint. Son équipe comprend désormais une esthéticienne, deux apprentis coiffeurs et une secrétaire, tous originaires du même village. « On se serre les coudes, de toute façon, chez nous, il n’y a plus d’opportunités. Ils se sont vite adaptés aux réalités africaines, et fournissent un excellent travail ici », détaille le jeune chef d’entreprise.
Ce modèle de structure où un individu monte son affaire et emploie des compatriotes est très fréquent. Un autre cas témoignant de cette dynamique migratoire concerne les grandes entreprises déjà établies ou récemment installées, qui font appel à des consultants libanais dans divers domaines tels que l’architecture, l’ingénierie, la décoration, la comptabilité etc. C’est le cas de sociétés libanaises comme le groupe Butec, qui a acquis l’ensemble des dix-sept sociétés du Groupe Engie en Afrique, ou du géant du BTP libanais Arabian Construction Company. qui a fait ses premiers pas sur le continent en 2020. « Les professionnels libanais arrivent en Afrique initialement pour une mission de quelques mois, puis décident souvent de s’y installer pour de bon », souligne Zeina.
Un phénomène ancien
À ce jour, environ 80 % de la diaspora libanaise d’Afrique fait partie de la classe moyenne. Une réalité qui ne date pas d’hier car, comme le rappelle le politologue Albert Bourgi, « l’aisance financière de quelques familles ne doit pas conduire à ignorer, au bas de l’échelle sociale, de nombreux Libanais restés cantonnés, entre autres, dans le petit commerce de détail ». D’ailleurs, bon nombre de familles subsistent grâce à l’aide sociale généralement mise en place sous la supervision d’autorités religieuses sunnites, chiites ou chrétiennes maronites. Pour rappel, si la solidarité est le maître mot des Libanais d’Afrique, elle se fait avant tout sur une base confessionnelle.
« Souvent, même ceux qui n’ont pas forcément réussi « l’embourgeoisement » auquel ils aspiraient restent en Afrique. Leur décision est motivée par une certaine honte à l’idée de rentrer au Liban après avoir entrepris un voyage en quête d’ascension sociale », explique l’anthropologue Marwa El Chab, qui souligne : « en même temps, s’ils restent en Afrique, ils doivent jouer le jeu de la communauté sur place : répondre à certains codes sociaux, sortir à certains endroits, s’habiller d’une certaine manière. Ce qui n’est pas accessible pour tous ». Et de conclure, « avant la crise économique du Liban, un vrai dilemme se posait dans ces cas-là. Aujourd’hui, ces individus restent en Afrique car ils n’ont plus d’autres choix ».