En vertu du droit maritime international, toute personne en détresse doit être secourue. Mais dans la pratique, les opérations de recherche et de sauvetage en mer diffèrent d’une région à une autre, jusqu’à devenir un outil politique. Les explications d’un responsable de l’ONU et d’une spécialiste en migration internationale.
Deux opérations de sauvetage en mer, survenues à quelques jours d’intervalle la semaine dernière, l’une en Atlantique Nord et l’autre en Méditerranée, ont mis en lumière les disparités considérables qui existent en matière de secours.
En Atlantique Nord, trois pays − les États-Unis, le Canada et la France − ont déployé navires et avions pendant cinq jours pour tenter de retrouver les cinq passagers du sous-marin Titan, disparu lors d’une expédition touristique pour explorer l’épave du Titanic.
Trois jours plus tôt, dans la nuit du 13 au 14 juin, un chalutier vétuste transportant plus de 750 migrants, parti de la Libye, a fait naufrage au large de la Grèce, faisant plus de 82 morts. Ce drame, l’un des pires en Méditerranée, a soulevé de nombreuses questions sur la chaîne de responsabilités, alors que les garde-côtes grecs, entre autres, sont régulièrement accusés de procéder à des refoulements illégaux de migrants.
Lundi, l’Agence européenne des frontières, Frontex, a même menacé de suspendre ses activités en Grèce et accuse Athènes d’avoir ignoré une offre de soutien aérien supplémentaire. Plusieurs survivants du naufrage ont aussi témoigné que les garde-côtes grecs ont utilisé une corde pour tracter le bateau, ce qui aurait déclenché, selon eux, le chavirement de leur embarcation.
Selon l’ONU, en vertu à la fois d’une tradition maritime ancestrale et des obligations prescrites par le droit international, le capitaine d’un navire a le devoir de prêter assistance à toute personne se trouvant en situation de détresse en mer, et ce, indépendamment de la nationalité de cette personne, de son statut ou des circonstances dans lesquelles elle a été trouvée
.
Ce que dit le droit international
Le sauvetage en mer est régi par plusieurs traités internationaux, notamment la Convention internationale de 1974 pour la sauvegarde de la vie humaine en mer (Convention SOLAS) et la Convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes (Convention SAR), entrée en vigueur en 1985.
Aux yeux du droit international, en ce qui concerne les secours en mer, les frontières ne devraient pas avoir d’importance
, explique à Radio-Canada Luna Vives, professeure adjointe au Département de géographie à l’Université de Montréal et spécialiste en migration internationale.
Historiquement, le système de sauvetage maritime était complètement indépendant du système de contrôle migratoire ou du régime frontalier
, poursuit elle. Mais, aujourd’hui, comme la question de la migration est devenue hyper politisée, [certains États] utilisent le système de sauvetage pour fermer leurs frontières face aux migrations non désirées.
« Le système de sauvetage en mer, c’est un peu comme le système des ambulanciers ou des pompiers. C’est comme si on demandait aux pompiers de contrôler le statut ou l’identité des personnes qui sont prises dans un immeuble en feu avant de les sauver. »
Selon elle, la militarisation
des services de sauvetage a commencé à partir de 2015, au pic de la crise migratoire en Europe. Depuis cette date, l’Union européenne (UE) a passé plusieurs accords avec des pays des rives sud et est de la Méditerranée, dont la Turquie, le Liban, la Tunisie et la Libye, pour qu’ils empêchent les départs de migrants irréguliers en échange d’une aide financière pour l’accueil des réfugiés dans ces pays.
Les opérations de sauvetage « criminalisées »
Ces mesures ne semblent toutefois pas ralentir la cadence des migrations clandestines vers l’Europe ni la fréquence des tragédies en mer : plus de 20 000 personnes sont mortes noyées depuis 2014 en Méditerranée centrale, entre l’Afrique du Nord et l’Italie, selon le dernier rapport de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Pour freiner le flux de migrants, certains pays européens, dont l’Italie, Malte et la Grèce, ont même engagé des poursuites contre les personnes et les ONG leur ayant porté secours en mer.
Selon Vincent Cochetel, envoyé spécial du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en Méditerranée, les ONG portant secours aux migrants en mer comblent un vide […] alors que de nombreux États refusent de mettre en place un régime de sauvetage prévisible et robuste dans la Méditerranée centrale
.
Aujourd’hui, elles assument 10 % des opérations de sauvetage en mer sur cette zone et jouent un rôle clef en matière d’alerte et de détection des situations de détresse
, ajoute-t-il dans un courriel envoyé à Radio-Canada. Toute criminalisation du rôle des ONG pour des activités humanitaires en mer nous paraît contraire aux considérations élémentaires d’humanité qui doivent prévaloir en matière de secours en mer.
« Normalement, les secours en Méditerranée devraient ressembler à ceux déployés pour le sous-marin Titan. Selon la Convention SAR, les pays signataires sont obligés de collaborer avec leurs voisins pour sauver le plus de vies possible. Mais comme il s’agit d’un sujet hyper politisé, les pays se rejettent la responsabilité et cessent de respecter leurs obligations. »
Selon la chercheuse, les traités internationaux n’ont pas nécessairement été conçus pour réglementer les routes migratoires : Ça reste très flou et, par conséquent, chaque pays peut prendre les décisions qu’il veut et il n’y a aucune conséquence
en cas de violations.
Un appel pour des voies de remplacement légales
Mardi, dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, 45 associations et ONG ont appelé l’UE à ouvrir des voies d’accès légales
pour décourager les traversées dangereuses en mer. Ces voies doivent notamment inclure, en priorité, l’évacuation de migrants et demandeurs d’asile particulièrement vulnérables, bloqués dans des pays, comme la Libye, où leur vie est en danger du fait de violations systématiques de leurs droits, et où l’accès à la protection et aux soins dont ils ont besoin est inexistant ou extrêmement limité
, peut-on lire dans le texte.
La mise en place de corridors humanitaires
à partir de la Libye est d’ailleurs une mesure appuyée par l’ONU, selon M. Cochetel. Il souligne toutefois que l’existence de telles voies légales n’entraînera pas du jour au lendemain une réduction des mouvements irréguliers par voie maritime
. Les conditions prévalant en Libye en termes de respect des droits de la personne pour les migrants et réfugiés sont telles que beaucoup sont prêts à risquer leur vie
, ajoute t-il.
« Une meilleure coordination entre tous les États côtiers, dans le respect du droit maritime international et des droits de la personne, peut permettre d’éviter certains naufrages en mer quand la détection de la situation de détresse est rapide et les secours sont procurés sans délai. »
Qu’en est-il de l’argument, avancé par certains pays, selon lequel les secours des migrants en mer ne font qu’encourager les traversées dangereuses? Les deux experts sont catégoriques dans leur réponse : ce n’est pas ce que montrent les statistiques.
Pendant la pandémie, les ONG n’étaient pas en mer pendant plusieurs mois, mais les départs [de migrants] à partir de la Libye ont augmenté
, explique M. Cochetel. Les trafiquants donnent [aux migrants qui embarquent] les numéros de téléphone d’urgence des ONG, mais également des centres de secours en mer des États.
Des restrictions qui profitent aux passeurs
Mme Vives rappelle, quant à elle, que parmi les passagers du chalutier qui a récemment fait naufrage au large de la Grèce, il y avait des Syriens, des Afghans et des Palestiniens. Ce sont des personnes qui viennent de pays en guerre. Ils prennent la mer parce qu’ils n’ont pas d’autres options.
Selon elle, le renforcement des frontières en Europe profite surtout aux passeurs et aux trafiquants d’êtres humains. Le problème, c’est qu’on ferme les frontières sans ouvrir de passages sécuritaires pour les demandeurs d’asile […] et c’est pour cela que les gens sont forcés de prendre la mer à bord de bateaux clandestins […] et deviennent ainsi victimes des réseaux criminels
, dit-elle.
En plus de créer des voies d’accès légales
, l’envoyé spécial du HCR plaide pour une meilleure coordination entre les pays des rives nord et sud de la Méditerranée.
S’adresser aux causes profondes de ces mouvements [migratoires] dans leur pays d’origine et dans les pays de transit est essentiel pour répondre aux carences en services de protection et d’assistance le long des routes menant à la Tunisie, au Maroc et en Libye
, conclut M. Cochetel.