Le mutisme des chefs d’État africains face à l’afflux de migrants aux portes de l’Europe entérine l’absence de solution politique efficace pour endiguer le phénomène. Il est temps que la société civile et les acteurs économiques prennent le sujet à bras le corps.
Partir, c’est mourir un peu. Ainsi est la triste condition des migrants africains au regard des drames de la migration aux portes de l‘Europe. Dans leur cas, on pourrait même ajouter que partir, c’est sombrer dans les profondeurs de la Méditerranée, mais aussi dans l’oubli de la mémoire collective. Ceux qui partent sont effacés. Sinon comment interpréter le silence des dirigeants africains ?
En réalité, ils sont comme dénudés et ne pouvant plus rien dissimuler des plaques d’eczéma sur leur corps. Face à cette hémorragie, qui signe un échec patent des politiques publiques, nos dirigeants ne peuvent plus se cacher derrière les mots creux d’un communiqué ou d’un discours maniant la langue de bois ou la théorie du complot impérialiste contre le continent assiégé. Ils ont raison de s’abstenir, d’avoir la pudeur de se taire, car parler pour ne rien dire serait une faute. Le seul propos qui vaille serait l’aveu de leur échec à offrir un avenir à leur jeunesse.
Déjà plus de 2 000 morts en 2023
Ne rien faire et ne rien dire ne répond malheureusement pas à la question de savoir ce que vaut la vie d’un jeune en Afrique et quelle est sa place dans le monde. Après avoir fui un pays inhospitalier, dans l’indifférence de leurs dirigeants, les migrants sont accueillis aux portes de l’Europe en intrus, en indésirables. Le dictionnaire dit du migrant qu’il est une « personne qui s’expatrie pour des raisons économiques ».
Parfois, à l’épreuve des faits, les mots exposent à de profondes désillusions. Le migrant est-il vraiment considéré comme une « personne » ? Ce qu’il se passe à Lampedusa autorise le doute. Il y a quelques jours, plus de 7 000 migrants sont arrivés sur cette île italienne située à 150 km des côtes tunisiennes. D’autres, moins chanceux, n’ont pas foulé le sol européen. Selon l’agence de l’ONU pour les migrations, plus de 2 000 personnes sont mortes cette année lors de la traversée entre l’Afrique du Nord, l’Italie et Malte.
Ces voyageurs n’ont pas de nom, pas de sépulture et pas même une stèle. Ils n’ont pas droit à une minute de silence dans les stades de football où jouent certains de leurs congénères arrivés eux aussi dans une embarcation de fortune. Aucun pays ne les reconnaît. Et quand leur nationalité d’origine est établie, leur gouvernement ne veut plus d’eux. Quant aux pays de transit, ils n’acceptent généralement pas de les reprendre. Ils ne sont plus que l’humus du Sahara ou la chair à poissons.
Certes, il ne sert à rien de grossir le trait. Ce serait nier les efforts de nombreux secouristes ou minorer l’engagement d’ONG, qui travaillent nuit et jour pour accueillir ces arrivants et les accompagner dans le parcours prescrit par les pays d’accueil. Il reste qu’une tragédie humaine d’une ampleur effroyable est en cours sous nos yeux, mais nous continuons à faire comme si de rien n’était. La misère fait tellement peur à ceux qui, par la naissance ou par le travail, ont échappé à ses tourments.
Non-événement d’un côté, instrumentalisation de l’autre
L’hémorragie a beau horrifier les femmes et les hommes de bonne volonté, elle est traitée comme un non-événement par les opinions publiques des pays concernés. Tandis qu’au sein des pays d’accueil occidentaux, des politiciens d’un amoralisme ignoble trouvent dans la thématique régalienne traitant d’immigration et de sécurité le sujet rêvé d’une campagne agitant la peur en prélude aux élections européennes prévues dans neuf mois.
Que faire face à cette abjection ? Nous pourrions commencer par réhumaniser le migrant en le traitant comme notre semblable. Pourquoi ne pas essayer la générosité ? Les sociologues disent que les gens généreux sont plus heureux. Ensuite, il serait peut-être temps d’agir sur les causes pour ne plus en subir les effets.
À l’échelle continentale, il faudrait peut-être aussi réactiver la Charte africaine de la jeunesse et le Plan d’action de la Décennie africaine de la jeunesse, que l’on pourrait compléter par des initiatives visant à déstabiliser, puis à éradiquer les réseaux de passeurs.
Enfin, il serait peut-être temps pour les institutions chargées de financer le développement en Afrique d’oser miser sur des stratégies nationales visant à relever les défis de l’éducation et de la formation technique et professionnelle dans le but de favoriser le développement économique et de créer davantage de richesses nationales, ainsi que de contribuer à réduire la pauvreté en encourageant les jeunes entrepreneurs.
Ces initiatives pourraient s’accompagner de campagnes médiatiques destinées à annihiler l’attractivité de l’exil, à sensibiliser les candidats au départ sur les risques liés à la migration et à valoriser les réussites professionnelles de jeunes restés au pays. On le voit, les politiques ayant montré leur impuissance face à ce fléau, à la société civile et aux partenaires du développement de prendre des initiatives pour retenir les jeunes tentés par un départ vers un ailleurs incertain.