Après le vote d’un texte considérablement durci au Sénat, le camp présidentiel prépare son plan de bataille pour l’examen du projet de loi sur l’immigration à l’Assemblée. La partie s’annonce difficile sans majorité absolue.
« Tous les ingrédients sont là pour que ce soit un tournant du quinquennat, soupire ce député de la majorité. On ne sait pas très bien où la balle va tomber. » L’objet de son inquiétude agite la classe politico-médiatique depuis plus d’un an et tient en quatre mots : projet de loi immigration. Le texte, essentiellement porté par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, sera examiné à l’Assemblée nationale, d’abord en commission des lois, la semaine du 27 novembre, puis en séance publique du 11 au 22 décembre. Il a été considérablement durci par le Sénat, qui a eu la primeur de l’examen, à la faveur d’un deal au sein de la majorité sénatoriale entre Les Républicains de Bruno Retailleau et les centristes d’Hervé Marseille.
La partie s’annonce encore plus difficile au Palais Bourbon, sans majorité absolue depuis dix-huit mois. « Maintenant, le vrai combat commence, lance le député Renaissance Pierre Cazeneuve. Il est extrêmement important que l’on puisse montrer que l’on est capable de faire passer un texte ambitieux. » Après l’épisode cataclysmique des retraites qui s’était conclu par le sauvetage in extremis du gouvernement, à neuf voix près, le camp présidentiel joue son match retour. Les négociations battent leur plein. « C’est un travail d’orfèvre, chaque mot compte », confie le député Renaissance Guillaume Gouffier Valente. Car adopter ce texte sans 49.3 relève de la gageure. D’autant plus qu’il faut s’assurer d’abord de l’unité des troupes de la majorité avant d’aller chercher des voix ou des abstentions ailleurs.
Un clivage gauche droite réactivé au sein de la majorité
La version sénatoriale – qui a notamment supprimé l’article 3 sur les métiers en tension pour le remplacer par un article 4 bis beaucoup plus restreint – provoque des remous au sein du camp présidentiel. Les macronistes sont en plein dilemme : faut-il valider la copie des sénateurs pour obtenir l’assentiment des députés LR et avoir ensuite une commission mixte paritaire conclusive quand les élus du Palais Bourbon retrouveront les sénateurs ? Ou doit-on réécrire plus en profondeur le texte pour ne pas fâcher une partie des soutiens du président ?
Car le clivage gauche droite au sein de la majorité est de nouveau réactivé. D’un côté Horizons, le parti d’Edouard Philippe, et l’aile droite de Renaissance. De l’autre, le MoDem et l’aile gauche de Renaissance. « Le texte du Sénat présente des avancées intéressantes qu’il conviendrait que l’Assemblée préserve », assure ainsi le philippiste Philippe Pradal, citant notamment la réécriture du volet sur les métiers en tension. « Il faut savoir accepter le compromis. Le Sénat a conservé une accroche législative sur les titres [métiers] en tension, c’est une bonne chose », appuie Robin Reda, député Renaissance, tendance aile droite.
L’aile gauche, elle, voit rouge. « Les Républicains ont repris les propositions de l’extrême droite, tous les curseurs ont été poussés au-delà du maximum », s’insurge la députée du Maine-et-Loire Stella Dupont, qui qualifie même de « torchon » la copie des sénateurs. « Je suis extrêmement choquée du texte final du Sénat », confie la députée des Yvelines Nadia Hai, pourtant pas classée dans l’aile gauche. L’ancienne ministre de la Ville dit « ne pas comprendre le vote » des sénateurs macronistes en faveur du compromis trouvé puisque le texte « ne correspond plus aux valeurs de Renaissance ». Même position du côté du MoDem.
« La version du Sénat, c’est un texte de provocation, ils sont complètement à côté de la plaque. Nous sommes pour un texte équilibré, et le texte initial était équilibré. » Erwan Balanant, député du MoDem
« Tout cela peut créer de vraies lignes de facture dans la majorité qui viendraient teinter l’année 2024 », s’alarme un autre député.
Florent Boudié, rapporteur général du projet de loi, issu des rangs de Renaissance, a donc pour première mission de s’assurer de l’unité du camp présidentiel. « Je veux absolument éviter que l’obstacle politique vienne de l’intérieur », explique t-il. Cet ancien socialiste raconte avoir fait passer le message que l’on ne reviendrait pas au texte initial. Le cabinet de Gérald Darmanin acquiesce :« Le texte va désormais être enrichi par l’Assemblée, il y aura des dispositions du Sénat qui resteront, d’autres qui seront modifiées ou retirées. »
« Ce sont des loyalistes »
La mesure totémique sur les métiers en tension sera ainsi modifiée avec une nouvelle écriture qui conviendrait à toute la majorité, selon Florent Boudié. Le demandeur n’aurait plus « un droit opposable général » (la version initiale) et le préfet « un pouvoir discrétionnaire » (la version du Sénat). Désormais, avec cette énième version sur les métiers en tension, le représentant de l’Etat devra notifier son refus d’une demande de régularisation en se fondant sur des motifs inscrits dans la loi, tels que la menace grave à l’ordre public ou des agissements contraires aux principes des valeurs de la République.
Concernant la transformation de l’Aide médicale de l’Etat (AME) en Aide médicale d’urgence (AMU), autre mesure ajoutée par LR et potentiellement créatrice de division au sein de la majorité, la porte de sortie est toute trouvée : c’est un cavalier législatif (une disposition qui n’a rien à voir avec le texte initial) qui devrait être retoqué par le bureau de l’Assemblée nationale, ou à défaut par le Conseil constitutionnel. Comme d’autres mesures très à droite, votées par le Sénat, portant sur le droit du sol ou le rassemblement familial.
Pour beaucoup, la désunion du camp présidentiel ne se vérifiera pas au moment du vote. « Les députés de la majorité sont in fine des loyalistes », souligne un conseiller ministériel. « Je redirai qu’il faut réduire les flux migratoires, mais je voterai le texte », assure ainsi le député Renaissance Charles Sitzenstuhl, classé à droite.
« Je ne vais pas m’amuser à faire croire que je ne vais pas voter le texte. Je pense que tout le monde, chez nous, le votera. » Charles Sitzenstuhl, député Renaissance
Une fois la question de l’unité réglée, restera à s’attaquer à l’épineux problème de la constitution d’une majorité. Et donc à trouver des voix ou, à défaut, des abstentions dans les autres camps. Ce qui permettrait de faire baisser la jauge de la majorité absolue.
A la recherche de « la voie de passage »
« C’est plus apaisé aujourd’hui pour que le texte puisse passer », relève, optimiste, Ludovic Mendès, député Renaissance. « On ne voyait pas comment un accord au Sénat était possible avec un volet sur les régularisations. Or, ça a été fait, le compromis est toujours possible, c’est la méthode Darmanin », vante son cabinet. « Les feux rouge écarlate d’il y a quelque temps le sont un peu moins », rebondit Florent Boudié. Et de citer les quelques récents signaux positifs : « On a Liot avec nous », avec la nomination d’un rapporteur, Olivier Serva, issu des rangs des 21 députés du groupe de Bertrand Pancher. « Les socialistes comme les écologistes ont dit qu’ils ne voteraient pas une motion de censure de LR » et, « chez LFI, ils ont annoncé qu’ils ne feraient pas d’obstruction ».
Les Républicains sont le groupe politique que lorgnent les macronistes pour faire passer leur texte. L’entourage du ministre de l’Intérieur confirme d’ailleurs que les discussions avec Gérald Darmanin ont lieu avec la droite, Liot, mais, à ce stade, pas avec la gauche. Or, les députés LR ne sont pas les sénateurs LR. Leur état-major, à commencer par le président du groupe, Olivier Marleix, a adopté une position très dure, allant jusqu’à brandir la menace d’une motion de censure en cas de 49.3.
Néanmoins, les 61 députés – qui s’auto-qualifient « d’auto-entrepreneurs » – sont loin d’être tous alignés. « Je pense que ce texte n’est pas si mauvais pour la France », confiait, avant l’examen au Sénat, un député LR. « On ne peut pas ne pas muscler la réponse française sur la question migratoire. » Florent Boudié y voit là une occasion : « Chez LR, ils ne sont pas hyper à l’aise, Aurélien Pradié devrait nous aider en donnant une occasion à Eric Ciotti de se recentrer. » Le député du Lot, frondeur de son camp pendant la réforme des retraites, tient sur l’immigration une position très dure et qualifie même la copie sénatoriale de « reculade ». La stratégie est donc assez claire, à en croire Pierre Cazeneuve, député Renaissance.
« La voie de passage existe avec une majorité unie et solide, avec du Liot, quelques LR qui votent pour et d’autres qui s’abstiennent et un peu de gauche sur certains points. » Pierre Cazeneuve, député Renaissance
Mais le trou de souris est étroit. Et le 49.3 dans toutes les têtes, même s’il est trop tôt pour l’anticiper. La grande majorité des députés du camp présidentiel n’en veut pas, le traumatisme des retraites n’étant jamais loin. « Si, le jour du vote solennel, on est à trois voix près, je pense qu’il faut y aller, quitte à perdre », assure Florent Boudié. Robin Reda abonde dans le même sens : « Je crois qu’il faut que l’on accepte le goût du risque et que l’on aille au vote. »
Mais, déjà, des voix dissonantes se font entendre. « Si on n’arrive pas à avoir un terrain d’entente au sein de la majorité, la messe est dite, mais si on a la capacité de trouver une rédaction commune satisfaisante, nous aurons la possibilité d’utiliser tous les outils de la Constitution à notre disposition », livre Stella Dupont. « Le 49.3 ne doit ni être exclu par principe, ni décidé avant la discussion », tranche Philippe Pradal. La trame du film n’est pas encore écrite, même par ceux qui en sont les scénaristes. « Je ne connais pas la fin de l’histoire », sourit Florent Boudié.