La levée, par la France, des restrictions sur les visas n’a pas mis fin aux arnaques, aux dysfonctionnements et à l’opacité qui entourent le système d’attribution des visas. Investigative news, d’Alger à Casablanca.
Sur l’imposant boulevard Abdelmoumen de Casablanca trône un bâtiment connu de nombreux Marocains : le siège de TLScontact, une société prestataire à qui plusieurs pays européens, dont la France, confient le soin de sous-traiter une partie de la procédure d’obtention des visas.
Afin d’optimiser le traitement des demandes et d’éviter les files d’attente interminables, l’accès aux locaux est réservé à ceux qui ont rempli leur dossier au préalable et qui ont déjà obtenu un rendez-vous. Les autres sont priés d’aller voir ailleurs. C’est le cas de Sofia, qui, en cet après-midi de juin, ne cache pas son mécontentement. « Quand j’appelle, personne ne répond. Et quand je viens, on m’interdit l’accès aux locaux car on considère que je n’ai pas de raison valable d’entrer », raconte cette graphiste de 29 ans.
Intermédiaires et « agences de voyage »
Plusieurs de ses demandes de visa pour la France – où elle a pourtant étudié pendant sept ans – ayant été refusées, elle a opté pour la Belgique. « Ça fait plus d’un mois que j’ai fait ma demande et je n’ai aucune nouvelle, alors qu’ils [TLScontact] ont mon passeport et que je ne peux plus voyager du tout », explique-t-elle ce jour-là. Le couperet tombera finalement dans le courant de juillet, avec un nouveau refus.
Des exemples comme celui de Sofia, il y en a des milliers au Maroc, comme en Tunisie et en Algérie. Pour contourner ce parcours du combattant, des systèmes parallèles, proches du marché noir, se sont peu à peu développés. Ils sont en pleine expansion à Casablanca, à Alger, et, dans une moindre mesure, à Tunis.
Retour devant les locaux marocains de TLS. À quelques mètres seulement des agents de sécurité qui contrôlent les entrées, un homme d’une trentaine d’années nous interpelle. Il nous propose de le suivre. En chemin, il nous explique être en mesure de prendre en charge l’intégralité de la procédure et, surtout, de décrocher ce qui cristallise la colère des demandeurs de visa : le fameux rendez-vous nécessaire pour déposer son dossier.
Mis en ligne aléatoirement par le prestataire, les créneaux de réservation sont pris d’assaut et raflés presque automatiquement quelques minutes à peine après leur publication. Ce système un peu particulier oblige les demandeurs de visa à se connecter plusieurs fois par jour dans l’espoir d’obtenir le précieux sésame. Il a surtout permis l’essor des réseaux d’intermédiaires qui, depuis leurs ordinateurs, réservent les créneaux de rendez-vous dès qu’ils sont mis en ligne afin de les revendre aux particuliers.
Fausse réservation d’hôtel
Le jeune homme que nous suivons est un rabatteur au service de ces intermédiaires, dont certains sont à la tête de véritables agences de voyages. Il nous conduit dans un bâtiment peu entretenu, situé à une cinquantaine de mètres des locaux du prestataire. Le gérant de cette « agence » sans nom et sobrement équipée d’un petit bureau avec un ordinateur et deux chaises assure pouvoir s’occuper intégralement de la constitution du dossier. Il faut compter 400 dirhams (37 euros) pour une fausse réservation d’hôtel et 200 dirhams (environ 19 euros) pour un faux billet d’avion. Ces réservations seront insérées dans le dossier, puis annulées par l’agence une fois le rendez-vous obtenu.
« Attention, pour une première demande de visa touristique il faut attendre plusieurs mois », nous prévient il, avant de nous recommander de déposer une demande auprès de la Belgique, une destination selon lui plus accessible compte tenu de la conjoncture actuelle. « Avec votre profil [nous nous sommes fait passer pour un jeune diplômé détenteur d’un bac+5, aux revenus confortables], il ne devrait pas y avoir de problème », poursuit notre interlocuteur.
Coût total de la prise en charge : 2 200 dirhams (environ 200 euros), une somme qui ne comprend pas les frais à payer auprès de TLScontact et les frais administratifs, dont il faudra ensuite s’acquitter au consulat.
Marché noir algérois
Moins développée en Tunisie, cette pratique l’est bien davantage en Algérie. À une trentaine de mètres à peine des locaux de VFS Global, le prestataire officiel du consulat français à Alger, se trouve un cybercafé spécialisé dans la revente de créneaux de rendez-vous, 15 000 dinars (une centaine d’euros) l’unité.
L’accueil est chaleureux, le local toujours plein à craquer, aussi faut-il s’armer de patience pour formuler sa requête. Avant de franchir la porte de ce « cyber » très prisé, Nadia a passé trois mois sur le site de VFS à traquer des créneaux libres. « Je ne dormais presque plus », confie-t-elle.
Alors qu’elle tentait depuis des mois d’obtenir un visa pour la France, Sonia a, de son côté, envisagé de passer par le marché noir algérois, sur les recommandations d’une collègue, avant de renoncer à la dernière minute. Cette médecin anesthésiste s’est rendue dans une agence de voyages située dans la cité Ain Malha Birkhadem, qui lui a proposé 20 000 dinars, l’équivalent du salaire mensuel minimum, en échange de la prise en charge de son dossier et de la garantie d’avoir un rendez-vous. « Ils m’ont même proposé un reçu et m’ont assuré que je serais remboursée en cas de problème », se souvient Sonia.
Pour décrocher le rendez-vous, chacun a sa technique. Le propriétaire d’une agence de voyages de la commune de Draria, dans la banlieue d’Alger, utilise un logiciel qui remplit automatiquement les formulaires d’information. L’investissement – la technologie peut coûter jusqu’à 1,5 million de dinars – est rapidement amorti : en parvenant à capter jusqu’à vingt-cinq créneaux par jour, l’agence récolte quotidiennement jusqu’à 175 000 dinars (1 200 euros). De quoi rentabiliser son investissement en moins de deux semaines.
Comment un tel stratagème a-t-il pu se développer ? « Il y a une faille dans le système informatique de VFS Global, qui permet de prendre plusieurs rendez-vous avec des coordonnées fictives, de les stocker, puis de les modifier », témoigne un employé de l’un de ces cybercafés qui, n’ayant pas, lui, les moyens de s’offrir un logiciel, mobilise un étudiant en informatique pour guetter les rendez-vous, qu’il revend à 6 000 dinars l’unité. Selon la période, les prix peuvent monter jusqu’à 40 000 dinars.
Fatalité
Sur internet et sur les réseaux sociaux, de nombreux groupes d’entraide consacrés à cette activité ont également vu le jour. Les internautes y échangent des conseils, ainsi que des numéros d’intermédiaires. Dans un commentaire posté le 21 mai sur Facebook, une internaute marocaine témoigne : « Il y a des gens qui s’occupent de vous prendre un rendez-vous. Par contre, il y a beaucoup d’arnaqueurs qui vous demandent de payer et finissent par vous voler votre argent. »
Cette pratique illégale est acceptée par beaucoup avec fatalité. « On n’a pas trop le choix. Sur le site de VFS, il est quasiment impossible de décrocher des rendez-vous », se résigne Samia, cadre d’Air Algérie, qui veut assister à la naissance de sa nièce, prévue à la fin d’août.
C’est au milieu des années 2000 que la France a décidé, comme de nombreux pays européens, d’externaliser le traitement de ses procédures de visas. « Le phénomène est né lorsque VFS Global, créé en Inde, a proposé aux consulats des États-Unis de prendre en charge la gestion des files d’attente des personnes désireuses d’obtenir un rendez-vous. Au fil du temps, la pratique s’est développée, avant d’être institutionnalisée et réglementée par le code communautaire des visas Schengen », raconte la chercheuse Juliette Dupont, spécialiste des politiques de visas en Algérie et membre de l’Institut Convergences Migrations.
L’objectif principal de cette externalisation était de désengorger les consulats sans susciter de coûts supplémentaires. La méthode : permettre aux prestataires de se financer directement auprès des demandeurs en leur facturant des frais de dossier.
En Algérie, en Tunisie et au Maroc, ces coûts oscillent entre 30 et 40 euros, selon les prestataires, auxquels s’ajoutent les frais de traitement classiques de dossier – une centaine d’euros, non remboursables en cas de refus. À la différence d’autres pays européens, la France laisse à chacun de ses consulats le soin de passer un appel d’offres pour trouver un prestataire.
Optimiser les gains
Retards, surcoûts, difficultés à joindre les centres d’appels… Ces sociétés sont aujourd’hui sous le feu des critiques. Elles sont notamment accusées d’avoir échoué à faciliter les procédures tout en ayant orchestré une marchandisation des visas.
Avec ses 2 000 employés et une présence dans plus de 90 pays, TLScontact, fondée en 2007, est l’un des piliers du secteur. Rachetée par le groupe multinational français Téléperformance SE, la société traite, avec ses concurrents VFS Global et Capago, environ 60% des demandes de visa externalisées par la France et l’intégralité de celles qui émanent du continent africain, selon les données issues d’un rapport d’information du Sénat, daté de 2015.
À l’image des compagnies aériennes à bas prix, TLScontact et VFS ont conçu des stratégies visant à optimiser les gains. Lorsqu’ils pénètrent dans les locaux modernes et climatisés du bureau de TLS à Casablanca, les demandeurs de visa ont la possibilité, pour 360 dirhams supplémentaires, d’accéder à un salon VIP avec des sièges confortables, ainsi que des viennoiseries et des boissons. Pour 108 dirhams, on leur offre une « aide au remplissage de formulaire ». Les mêmes prestations existent chez son concurrent VFS Global.
Mais certains services, en principe optionnels, comme la notification par SMS ou encore la prise de photos au sein des locaux, sont souvent rendus indispensables au bon traitement d’une demande. En Tunisie, des clients se sont ainsi vu refuser leur dossier parce que leur photo n’avait pas été prise par les équipes de TLS.
Les sous-traitants, coupables idéaux ?
« Ce qui relevait d’un service consulaire s’est transformé en véritable business. C’est du vol », s’indigne Houda, une Algéroise. Cette ancienne employée administrative de l’Université de Bouzareah a été contrainte d’abandonner son projet d’aller se faire soigner dans un hôpital français. L’établissement lui demandait de verser la totalité des 10 000 euros de frais d’hospitalisation avant de fournir les documents administratifs nécessaires à l’obtention d’un visa médical.
De leur côté, les prestataires, régulièrement contrôlés par les consulats (qui ont la possibilité de faire des missions d’audit de façon inopinée), rappellent que leur mission consiste uniquement à organiser et à trier les demandes de visa avant de les transmettre aux consulats.
La délivrance des visas ne relève que des seules autorités consulaires, qui indiquent également à leurs sous-traitants le nombre de créneaux de rendez-vous à libérer et les dates auxquelles les mettre en ligne.
TLScontact comme VFS Global assurent être au courant des problèmes de fraudes et rappellent qu’ils mettent régulièrement en garde leurs utilisateurs contre le recours à des intermédiaires. Au Maroc, TLScontact a ainsi déposé deux plaintes contre X afin de lutter contre le phénomène.
L’existence d’intermédiaires interférant dans le processus de délivrance des visas n’est pas en soi un phénomène nouveau. Dans un rapport parlementaire daté de janvier 2021, les députés français M’jid El Guerrab et Sira Sylla expliquaient que les fraudes existaient avant l’arrivée des sous-traitants. « Des demandeurs payaient déjà des tierces personnes pour qu’elles fassent la queue à leur place devant les consulats », indique M’jid El Guerrab.
Responsabilités partagées
Dans le même rapport, les deux députés affirment que l’objectif d’amélioration du service fourni (qualité d’accueil et rapidité du traitement) n’a été que « partiellement atteint ». La raison principale, identifiée, tient au manque de moyens humains, qui, selon les rapporteurs, ne concerne pas tant les prestataires que les consulats.
« La hausse des effectifs n’a pas été proportionnelle à l’augmentation de la demande de visas », notent les auteurs du rapport. En 2019, 964 personnes géraient près de 4,3 millions de demandes. Elles étaient 800 pour 2 millions de demandes en 2009. « Les consulats n’ont tout simplement pas assez de personnel », résume M’jid El Guerrab.
Le cabinet de Gérald Darmanin, le ministre français de l’Intérieur, répond que le Quai d’Orsay a, en 2023, « renforcé durablement les services des visas confrontés à une forte dynamique de la demande, tout en poursuivant sa politique de mise à disposition de renforts ponctuels pour aider les services consulaires à faire face aux pics d’activité ».
Le ministère de l’Intérieur reconnaît également des « délais importants pour obtenir des rendez-vous », qu’il explique par « une conjonction de facteurs, le principal étant la très forte reprise de la demande de visas à la suite des années 2020-2022, marquées par la crise du Covid-19 et par un brusque arrêt des déplacements internationaux ». « Cette situation n’est pas propre au réseau consulaire français », poursuit le ministère, qui affirme que « de nombreux autres États connaissent des difficultés similaires, voire supérieures ».
Contexte explosif
Le contexte est simplement différent. Car à ces « difficultés » s’ajoute la dégradation des relations entre la France et ses partenaires du Maghreb, en particulier l’Algérie et le Maroc. Si les principaux facteurs des tensions sont de nature politique et diplomatique, la décision de Paris de réduire drastiquement le nombre de visas accordés aux trois États d’Afrique du Nord entre septembre 2021 et décembre 2022 (de 50% pour l’Algérie et le Maroc, et de 30% pour la Tunisie), a largement aggravé la situation. L’Élysée avait justifié son choix par le refus de ces pays de récupérer leurs citoyens faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français.
« En dépit des annonces rassurantes du gouvernement, la question des visas empoisonne les relations entre la France et les populations de pays auxquels nous sommes liés par des liens multiples : humains, culturels, économiques et politiques », insistait Karim Ben Cheikh, député des Français de l’étranger, lors d’une séance de questions au gouvernement.
Au cours de l’année 2022, la France et l’Espagne ont reçu 85% des 423 000 demandes de visas Schengen, avec respectivement 161 000 et 200 000 demandes.
En France, le taux de refus de visas pour les Marocains est d’environ 30% (51 000 rejets), un taux proche de celui de l’Espagne (25%, avec également 51 000 demandes rejetées), selon les statistiques de Schengen Visa Info. L’Algérie et la Tunisie sont les pays pour lesquels les taux de refus de visas Schengen sont les plus importants : respectivement 48% et 30%.
Le 15 mars dernier, le quotidien français Le Monde révélait qu’une mission d’évaluation sur la politique des visas en France avait été confiée à Paul Hermelin, président du cabinet de conseil Capgemini. Objectif : identifier des pistes d’amélioration des délais de prise de rendez-vous et de traitement, « prioritairement sur l’organisation et le fonctionnement des postes [consulaires] à moyens constants », avec une « attention particulière [accordée] à l’Afrique ». En somme, apporter des solutions à tous les problèmes précédemment évoqués.
Le 16 mai, dans une réponse à une question orale au Sénat, Olivier Becht, le ministre délégué chargé du Commerce extérieur, de l’Attractivité et des Français de l’étranger, a affirmé que le rapport en question avait été remis, et que « des conclusions en ser[aie]nt rapidement tirées ». Ces travaux mettront-ils un terme au calvaire des voyageurs ? Si la situation s’est déjà nettement améliorée par rapport aux années précédentes, la synergie entre les acteurs chargés de l’attribution des visas reste largement perfectible. À la condition, préalable, que l’État s’en donne réellement les moyens.