Le 30 novembre 1989, le premier président de la République du Cameroun s’éteignait. Redécouvrez ce portrait d’Ahmadou Ahidjo.
S’il était mort, jour pour jour, sept ans plus tôt, quelles grandioses funérailles nationales eussent honoré la dépouille de celui dont on venait de saluer la grandeur et l’élégance de la démission ! Décédé à soixante-cinq ans, le 30 novembre 1989, Ahmadou Ahidjo a été inhumé sans cérémonie en terre étrangère. Entre-temps, le grand homme s’était laissé aller à une dérisoire conspiration dont les suites avaient plongé son pays dans une sanglante tragédie. Conjugué au souvenir des victimes d’un régime dont le respect des droits de l’homme n’était pas une composante remarquable, ce mauvais post-scriptum à sa vie publique occulte, aujourd’hui, dans la mémoire de nombreux Camerounais, l’œuvre du chef de l’État.
Ahidjo, « père de la nation »
Or, chef d’État, c’est ce qu’il fut pleinement, exclusivement. Et c’est ce qui explique, autant que ses succès dont la marque est indélébile, la faute finale. S’étant identifié à la fonction, il s’aperçut que, retraité, il n’était plus rien. Décidé à ressusciter, il dressa ce qu’il considérait comme sa légitimité contre la structure qu’il avait façonnée. Il aurait dû savoir que cette construction était solide.
« Père de la nation » : le qualificatif qu’il se laissa attribuer, sans se prêter, au demeurant, à un culte de la personnalité extravagant, est, sans doute, exagéré. Père de l’État aurait été plus exact, et, si l’on veut… grand-père de la nation, tant il est vrai que celle-ci, au Cameroun plus qu’ailleurs, est fille de celui-là. Pendant le quart de siècle qu’il exerça le pouvoir, le leitmotiv qui tient lieu d’idéologie à ce pragmatique qui fut l’unité nationale ; sa préoccupation constante porta sur les équilibres régionaux ; les étapes qui jalonnèrent son action furent celles de l’unification par les structures politiques.
Au début de 1958, le gouvernement français en a pris son parti : le Cameroun, État autonome depuis huit mois, sera indépendant. Dans ces conditions, il faut aller vite, à la fois pour couper l’herbe sous le pied des nationalistes radicaux qui sont en rébellion et pour redorer, devant les Nations unies tutrices de ce territoire, l’image d’une France colonialiste attardée, en pleine guerre d’Algérie. L’ennui, c’est que l’incommode Premier ministre, André-Marie Mbida, ne veut pas de l’indépendance. Pourquoi le haut commissaire Jean Ramadier, nommé pour régler le problème Mbida et qui le fait par un coup de force, choisit il Ahidjo plutôt qu’une personnalité plus affirmée ? Parce que, dit-on, c’est un homme malléable qui essuiera les plâtres, puis s’effacera. En réalité, ce choix s’imposait.
Paris n’aurait pas été hostile à ce que Ruben Um Nyobé, leader prestigieux de l’Union des populations du Cameroun (UPC), seul parti qui avait su se donner une certaine assise nationale, accédât au pouvoir. N’était ce pas à la meilleure façon de le faire sortir du maquis ? Encore aurait-il fallu qu’il acceptât de rentrer dans la légalité par une compétition électorale. Mais Um Nyobé a fait savoir qu’il exigeait la présidence d’un gouvernement d’union nationale. Il reste les leaders des partis officiels, dont l’audience est régionale. L’étiquette musulmane de l’Union camerounaise est gênante, mais c’est le premier groupe – ce n’est pas encore un parti – à l’Assemblée législative, avec 31 députés sur 70. Et puis le Nord est traversé par des courants sécessionnistes ; le fondateur de l’UC est mieux placé qu’un homme du Sud pour y mettre bon ordre.
Ahidjo, Premier ministre
Le 18 février 1958, Ahmadou Ahidjo est investi Premier ministre. Délégué à l’Assemblée territoire depuis 1947 – il avait alors 23 ans -, conseiller de l’Union française depuis 1953, il avait joué un rôle effacé dans ces cénacles jusqu’à son élection à la présidence de l’Assemblée législative, en 1953. Peul, réservé et médiocre orateur, il est toisé de haut par les vieux routiers de la politique, exubérants Bantous. Diplômé de l’école primaire supérieure, il ignore à peu près tout de l’économie, de l’histoire et des sciences politiques. Mais il est intelligent, méthodique, travailleur et curieux. Il comblera ses lacunes.
Il lui appartient de ramener le calme et de faire aboutir le projet de statut qui sera la dernière et brève transition institutionnelle vers l’indépendance. Du premier point l’armée française fait son affaire. Le second concerne surtout l’Assemblée et le haut commissaire. Le Premier ministre en profite pour structurer sa base électorale. Il transforme l’UC en parti et l’implante dans le Nord – seulement dans le Nord, pour ne pas effaroucher les autres formations politiques, dont le soutien lui reste nécessaire. Et il se démarque des autorités traditionnelles, qu’il avertit : « Si l’évolution ne se fait pas avec vous, elle se fera contre vous. »
Avant la fin de l’année, les premiers objectifs sont atteints. Harcelés, les maquisards se sont ralliés en nombre à partir de mars ; le 13 septembre, Um Nyobé est tué. Quant au statut, il est adopté le 24 octobre. Le Cameroun sort en douceur de l’Union française : il lui suffit de ne pas adhérer à la Communauté franco-africaine née avec la Ve République, un mois plus tôt. L’indépendance est fixée au 1e janvier 1960. Les grandes manœuvres politiciennes commencent, orientées vers un seul but : le pouvoir. Ahidjo va se révéler un tacticien d’envergure.
Tout ne se joue pas entre les seuls partis légaux – dont le groupe des upécistes sortis des maquis, qui a obtenu les quatre sièges de député de la région bassa pacifiée, grâce à une élection partielle. Car les upécistes exilés engagent la lutte contre une indépendance octroyée qui leur échappe. Ils exploitent une jacquerie en pays bamiléké, où le terrorisme apparaît, débordant même dans les grandes villes. Loin de venir à bout de cette nouvelle rébellion, les troupes françaises contribuent plutôt à l’étendre, par leurs exactions.
Parallèlement, les exilés s’efforcent d’obtenir des Nations unies que la formalité de levée de la tutelle soit subordonnée à des élections préalables. À l’Assemblée législative, l’action de ceux qui briguent le poste de président de la République indépendante prend la forme de la demande d’organisation d’une table ronde pour former un gouvernement d’union nationale. Dans un cas comme dans l’autre, le péril est grand pour Ahidjo.
La délégation française obtient de l’ONU la levée de la tutelle sans consultation populaire. Quant à la table ronde, le Premier ministre éloigne cette menace en créant une commission. Là-dessus, il se débarrasse aussi d’une Assemblée où l’opposition est virulente, en se faisant octroyer les pleins pouvoirs pour six mois, le 31 octobre 1959. Il n’y aura pas d’Assemblée constituante : un comité préparera la loi fondamentale, qui sera soumise au référendum.
Ahidjo, élu président
Le 1e janvier 1960, le Cameroun est le premier des 17 États qui accéderont à l’indépendance au cours de l’année. Ahmadou Ahidjo est à la tête du gouvernement. Il sera président de la République le 5 mai, élu par une Assemblée au sein de laquelle son parti a obtenu 51 sièges sur 100. Mais la situation est préoccupante.
Le gouvernement a obtenu des renforts militaires français qui guerroient dans l’Ouest sans succès décisif. Même si une importante délégation soviétique a assisté aux fêtes de l’indépendance, l’étiquette de pouvoir fantoche rédigée par les upécistes est solidement collée sur le régime. La seule république africaine indépendante de l’ex empire français est le territoire où l’aide directe de Paris est la plus indispensable. C’est la principale raison pour laquelle Ahidjo aura toujours, plus que d’autres, le souci de prendre de distances à l’égard de l’ex métropole, et refusera, par exemple, d’adhérer à la plupart des organismes, néocoloniaux ou non, de la francophonie.
La partie n’est pas facile sur l’échiquier politique. La Constitution a été adoptée grâce à la vague quasi unanime des votes du Nord, mais, dans le Sud, près de deux électeurs sur trois s’y sont opposés. Avec une partie du clergé catholique, Mbida anime des groupes de contestataires dans le Centre. Toutefois, derrière Charles Assalé, qui devient Premier ministre, le Sud proprement dit soutient le gouvernement.
Enfin, l’unité territoriale est inachevée. La partie du Cameroun administrée par la Grande-Bretagne n’arrive pas à se déterminer, oscillant entre les deux pôles, à la fois d’attraction et de répulsion, que sont, pour ses habitants, Lagos et Yaoundé. Ahidjo a conscience de ses faiblesses ; il sait les compenser. Il s’entoure de ministres enthousiastes et, la plupart, compétents. Il compose habilement avec les tendances et les groupes parlementaires. Mais c’est un homme d’ordre. Le vibrionnèrent des partis d’opposition l’agace. Le multipartisme lui apparaît comme un ferment de division et le catalyseur des dissensions ethniques.
Dès lors, la stratégie unitaire du président de la République se dessine, et il n’en changera jamais. Elle s’appliquera, parallèlement et alternativement, sur deux terrains : l’État et les partis. Ahidjo est aussi patient et prudent qu’obstiné ; le processus sera achevé dans douze ans.
« Grand parti national »
Premier temps : le parti du président. Le leader de l’Union camerounaise, chef de l’État, appelle à la constitution d’un « grand parti national » – il ne dira jamais parti unique. La séduction du pouvoir opère. Au début de 1961, le Parti progressiste d’Assalé s’est laissé absorbé par l’UC, et les 18 députés du groupe bamiléké ont adhéré un par un à la formation majoritaire.
Cependant, la rébellion a été matée avec les méthodes de choc importées d’Algérie. L’armée française a cédé la place, en octobre 1960, à la nouvelle armée camerounaise, lui laissant un solide encadrement. Le président de I’UPC en exil, Félix-Roland Moumié, a été assassiné à Genève au même moment, le 15 octobre, par un agent des services secrets français. De petits groupes de maquisards se manifesteront encore, de plus en plus sporadiquement, jusqu’en 1970 ; les exilés, divisés, n’auront plus d’autre activité que la production de communiqués.
En 1961, ni les uns ni les autres ne représentent plus une menace sérieuse pour le pouvoir, mais le Cameroun reste marqué par ces circonstances de son accession à la souveraineté. Car la subversion ou son fantôme sera l’alibi du maintien de l’état d’urgence, du développement d’une police politique qui terrorisera et paralysera les milieux intellectuels, de l’orientation de l’armée vers des tâches de « maintien de l’ordre ».
Deuxième temps : l’État. En février 1961, tandis que le Cameroun septentrional britannique choisit de s’intégrer au Nigeria, consacrant par le plébiscite une situation de fait, le Cameroun méridional opte pour la réunification avec la République du Cameroun. Or rien n’a été décidé d’avance s’agissant des modalités de cette opération. Les anglophones, dans leur esprit, doivent conserver leur identité politique et juridique dans une fédération très souple. Les francophones raisonnent en termes d’absorption.
Avec l’aide de ses conseillers français, face à des interlocuteurs mal préparés à la négociation, Ahidjo fait coup double. Non seulement la République fédérale, créée le 1e octobre 1961, laisse aux États fédérés aussi peu de pouvoirs qu’il est possible d’imaginer, mais le régime relativement parlementaire institué en 1960 devient franchement présidentiel. Le chef de l’État, désormais élu au suffrage universel, est le seul détenteur d’un pouvoir exécutif sans responsabilité devant l’Assemblée.
Troisième temps : le parti unifié. Les admirables dispositions transitoires incluses dans la Constitution ont évité que les citoyens ne fussent appelés aux urnes au Cameroun oriental, l’État fédéré francophone : l’Assemblée nationale est devenue Assemblée législative dudit État, et la première Assemblée fédérale a été cooptée par les deux Assemblées législatives… au scrutin majoritaire. Résultat mathématique : les 40 députés francophones sont membres de l’UC et les dix anglophones du KNDP (Cameroon – naguère Kamerun, d’où le K – National Democratie Party), majoritaire au Cameroun occidental.
Dès le 11 novembre 1961, Ahidjo lance un appel à la formation d’un » grand parti national unifié ». Des pressions policières s’exercent sur les petits partis francophones qui proclament leur intention de soutenir le gouvernement, mais refusent, selon la formule de Charles Okala, ancien ministre des Affaires étrangères, de « prendre part au suicide de la démocratie » en s’intégrant dans un parti unifié. L’épreuve de force est en vue, et l’on sait bien qui gagnera.
Le 23 juin 1962, les quatre leaders de ce qui n’est plus qu’une opposition très relative publient un manifeste contre le parti unifié, qui conduirait à ‘une dictature de type fasciste ». Arrêtés le 29, ils sont condamnés à trois ans de prison. Leurs troupes se rallient à l’UC ou renoncent à la politique, à l’exception des Démocrates camerounais de Mbida.
Des élections législatives de mars 1964 consacrent la victoire de l’UC, qui emporte tous les sièges. Seuls, les Démocrates camerounais avaient présenté une liste contre elle, dans la circonscription du Centre Sud.
Moins à l’aise à travers la complexité politique du Cameroun occidental, Ahidjo joue, ici, avec plus de patience, attisant les zizanies jusqu’à ce que l’affaire soit mûre. Finalement, le 11 juin 1966, il réunit les leaders des trois partis anglophones, et ceux-ci acceptent d’entrer, avec l’UC, dans ce qu’on appellera, pour la forme, un nouveau parti : l’Union nationale camerounaise.
L’UNC, grâce aux adhésions forcées, aura l’apparence d’une formidable machine. En réalité, à peine formée, elle a accompli la tâche qui lui était assignée, celle de phagocyter les oppositions. Elle ne sera qu’un instrument de l’État, c’est-à-dire de la présidence de la République, où se décide tout ce qui est politique.
Dernier temps
Quatrième et dernier temps : l’État unitaire. Ahmadou Ahidjo exerce le pouvoir sans entrave au Cameroun oriental. Mais les anglophones s’accrochent à ce qui reste de leur particularisme. Sous le drapeau de l’UNC, les tendances, c’est-à- dire les anciens partis, s’agitent et contestent à l’Assemblée législative. D’abord, le président fédéral impose à Buea, contre la majorité autonomiste, un premier ministre acquis à la collaboration avec Yaoundé, Solomon Tandeng Muna. Puis il fait réviser la Constitution pour pouvoir faire élire Muna, cumulativement avec cette fonction, à la vice-présidence de la République, qui revient de droit à un anglophone.
Les choses paraissent ainsi verrouillées, mais Ahidjo pense à l’avenir. D’ailleurs, le vice-président limogé, John Ngu Foncha, s’agite et cherche des appuis extérieurs pour créer un parti démocrate chrétien. La normalisation du Cameroun occidental doit être inscrite dans les institutions. Le 6 mai 1972, le chef de l’État présente un projet de révision constitutionnelle établissant une république unitaire et présidentielle. Il ne laisse pas aux anglophones, abasourdis, le temps de se reprendre : le référendum a lieu le 20 mai ; on décompte 176 non.
Dix ans avant de quitter le pouvoir, Ahmadou Ahidjo a accompli son œuvre politique, et avec une extraordinaire maîtrise. Il en manifestera moins, par la suite, dans le maniement de l’outil étatique, parfaitement adapté à sa main, dont il dispose. Il persévérera à donner la primauté aux structures politiques, ce qui ne peut plus mener nulle part.
Il pourrait maintenant, il devrait donc, orienter son action vers une économie qui ne se porte pas mal, mais qui est très au-dessous de ses capacités faute d’une politique cohérente et volontaire. Et libéraliser un régime dont l’action policière, devenue sans objet réel, fabrique de la subversion et engendre la peur, stérilisant les initiatives. Le capitaine courageux qui a maintenu le cap et esquivé les récifs dans la tempête tiendra encore la barre, sur une mer d’huile, avec un incontestable professionnalisme, mais les défis qui l’ont stimulé sont derrière lui. Il n’esquivera pas ceux qui se profilent à l’horizon; il les relèvera avec la même détermination, mais avec un enthousiasme décroissant.