Avec le directeur général en prison mais non remplacé et un intérimaire gérant les affaires courantes, le service de renseignement du Cameroun vit une période troublée. La DGRE sera-t-elle réformée ? Pour le moment, le présidant de la république du Cameroun Paul Biya a choisi d’attendre.
S’il y avait une inscription à graver sur le fronton du palais présidentiel d’Etoudi, ce devrait être « Ici, il n’y a pas d’urgence »… Le président Paul Biya prend tout son temps pour décider. Les fonctionnaires de la Direction générale à la recherche extérieure (DGRE) l’expérimentent à leurs dépens. Ceux-ci attendent depuis huit mois qu’un nouveau directeur général de l’agence soit nommé ou, à défaut, que le chef de l’État confirme à son poste le commissaire divisionnaire Monkouop Mouminou. Directeur général adjoint, ce dernier assure l’intérim en lieu et place de Léopold Maxime Eko Eko, arrêté le 7 février 2023 dans le cadre de l’assassinat du journaliste Martinez Zogo.
En théorie, Eko Eko n’a toujours pas été relevé de ses fonctions même si, courant septembre, le juge d’instruction Florent Sikati a prorogé de six mois sa détention préventive à la prison principale de Kondengui à Yaoundé. Parmi les charges retenues pour le moment : une inculpation pour « complicité de torture ». Installé provisoirement aux commandes, Monkouop est en théorie chargé de « gérer les affaires courantes ». En pratique, son travail se résume donc à « prendre les mesures nécessaires pour assurer la continuité du service », explique un enseignant de droit public qui a requis l’anonymat.
Un intérimaire qui marche sur des œufs
Cela veut aussi dire que l’intérimaire ne peut pas muter, promouvoir ou révoquer le personnel qu’il est censé diriger. Autrement formulé, le directeur général adjoint et patron par intérim n’a par exemple pas le pouvoir de nommer un nouveau Directeur des opérations en remplacement du lieutenant-colonel Justin Danwe, incarcéré lui aussi dans l’affaire Martinez Zogo, dont il est l’un des principaux protagonistes. Le poste échoit là aussi à l’adjoint de l’officier incarcéré, avec les mêmes limites que pour la direction générale.
Les intérimaires ne sont-ils pas trop proches de l’ancienne équipe ? À Yaoundé, où la sphère sécuritaire se refuse à laisser Maxime Eko Eko piloter la DGRE depuis sa prison, la question se pose avec insistance. D’autant que les adjoints chargés des affaires courantes n’ont en théorie pas les coudées franches et ne peuvent s’émanciper trop ouvertement de leurs chefs incarcérés. Consulté, notre juriste estime que, « s’il arrivait aux intérimaires de sortir du cadre juridique étroit qui est le leur, leurs actes seraient attaquables devant la justice judiciaire et administrative ».
Selon un journaliste qui est proche de Monkouop, ce fonctionnaire pétri d’expérience, est trop averti pour tomber dans le piège. « Il saura éviter les erreurs qui ont abrégé la carrière de son prédécesseur », explique cette source. Marchant sur des œufs, l’intéressé a tout de même saisi la présidence, le 16 mars 2023, pour demander que son prédécesseur soit extrait de sa cellule et conduit à « la Centrale ». Eko Eko a ainsi pu accéder à son bureau pour y récupérer ses affaires personnelles et transmettre des dossiers urgents à son suppléant.
Vers un retour d’Eko Eko ?
Si la situation est délicate, Paul Biya ne se presse pas pour autant de remplacer Eko Eko. Dès lors, une question se pose : ce dernier peut-il revenir ? « Avec Paul Biya, tout est possible », soupire un politologue. À ce stade de la procédure, l’accusé est présumé innocent. Et ce n’est un secret pour personne au Cameroun : la justice militaire, dont la lenteur est proverbiale, est inféodée au pouvoir exécutif. Dans ce dossier, ce dernier semble avoir adopté pour stratégie de laisser le temps apaiser la colère populaire afin de desserrer l’étau de pression exercée sur la justice, le but ultime étant de préserver la paix civile. Et la vérité dans tout ça ?
« C’est inquiétant pour la manifestation de la vérité en effet, s’alarme Me Calvin Job, l’avocat de la famille. Le parquet émet des signaux contradictoires. Alors que la détention préventive d’Eko Eko a été renouvelée en septembre pour six mois, nous avons demandé la requalification des faits mais le juge d’instruction ne nous a pas répondu. Nous avons demandé une expertise pour déterminer de manière précise la nature des actes de tortures subis par Martinez Zogo. Cette démarche avait pour objectif de tirer au clair le mystère du deuxième commando allégué par la défense de Monsieur Amougou Belinga… Aucune réponse sur ce point non plus. »
« Enfin, nous avons demandé une audition de tous les témoins dans l’affaire connexe liée à la tentative d’assassinat d’un autre influenceur – Paul Chouta – sans plus de réponse », conclut l’avocat. Alors que les doutes se multiplient sur la crédibilité de l’enquête, Léopold Maxime Eko Eko, lui, maintient sa ligne de défense : il n’était au courant de rien. « Allez demander au lieutenant-colonel Justin Danwe et à son ami Jean-Pierre Amougou Belinga », avait-il déclaré dès sa première audition. Défense que le parquet s’emploie à démonter en démontrant que le directeur général avait autorisé l’opération ou, tout au moins, savait que l’enlèvement suivi de séquestration et de torture aurait lieu.
Pour ce faire, les magistrats ont inculpé en juin dernier et mis aux arrêts un commissaire de police principal et un officier de police travaillant tous les deux au sein du très secret service des télécommunications. Les deux hommes étaient passés entre les mailles du filet tendu par le premier magistrat instructeur. Or, leur potentielle implication dans la mort de Martinez Zogo est essentielle : en théorie, seul le « patron », à savoir Eko Eko, pouvait mobiliser les moyens techniques de leur service pour tracer le téléphone de la victime et, ainsi, la géolocaliser.
Une réforme attendue
Ainsi révélée au grand jour, la dérive du principal service spécial camerounais a entraîné une perte d’influence considérable. Au quotidien, selon nos informations, la DGRE fonctionne normalement. Elle fait toujours parvenir quotidiennement ses notes au secrétariat général de la présidence, lequel transmet, si nécessaire, au président Paul Biya. En revanche,; l’époque lors de laquelle le chef de l’État recevait quasi quotidiennement le patron de la DGRE pour faire le point sur la situation sécuritaire du pays semble révolue. Une réforme est donc attendue pour redonner à la maison une nouvelle apparence de respectabilité.
Cela se passe ainsi depuis les indépendances. À chaque événement ou crise majeure menaçant la sécurité ou la sûreté intérieure, le service a changé de nom et de patron. Ainsi de la tentative de coup d’État du 6 avril 1984, que le service – qui s’appelait encore Centre national de la documentation (CND) – n’avait pas su prévoir. Il sera transformé en février 1986 en Centre national des études et de la recherche (Cener), puis plus tard, en DGRE à la suite d’une série d’incidents consécutifs à une rivalité opposant Denis Ekani, le secrétaire d’État à la sécurité intérieure (Sesi) proche des services français, à Samuel Missomba, ami des Israéliens appelés à la rescousse par Paul Biya à la suite du putsch manqué de 1984. Le temps d’une nouvelle mue est peut-être venu.