La question de la candidature du chef de l’État, 81 ans, à la présidentielle de 2025 est déjà sur toutes les lèvres. À Abidjan, le grand jeu des pronostics politiques est ouvert.
Ce 12 août 2023, des grappes de drapeaux ivoiriens flottent au dessus de la lagune Ébrié. Des centaines d’invités – politiques, hommes d’affaires, chefs traditionnels – convergent vers Le Plateau, cette commune abidjanaise où les hauts immeubles vitrés des ministères et des sièges d’institution côtoient les hôtels de luxe. Une large voie a été fermée à la circulation et de vastes tentes blanches ont été dressées de chaque côté. Des dizaines de journalistes ivoiriens et étrangers affluent.
« Ce pont vaut plusieurs autres mandats »
Quatre ans après le début des travaux, Alassane Ouattara inaugure le cinquième pont d’Abidjan, ouvrage imposant qui porte son nom. Conçu par l’architecte Pierre Fakhoury, ami personnel du président présent pour l’occasion, ce pont haubané est le deuxième plus grand d’Afrique de l’Ouest. La cérémonie, reportée une première fois en raison du deuil national décrété après la disparition de l’ancien président Henri Konan Bédié, le 1er août 2023, débute. Elle est retransmise en direct à la télévision nationale ; les discours s’enchaînent, jusqu’au plus attendu : celui du chef de l’État.
« À l’occasion de l’inauguration du pont Henri-Konan-Bédié, mon aîné avait dit : “Cet ouvrage, ce pont, vaut un autre mandat.” […] Donc moi je dirais : “Ce pont vaut plusieurs autres mandats.” », affirme avec enthousiasme Alassane Ouattara, sous les applaudissements. Ces deux phrases, qui peuvent paraître anodines, sont rapidement reprises dans tous les médias. À deux ans de la prochaine présidentielle, chaque prise de parole du président est aussitôt disséquée, commentée, analysée. Ce 12 août, a-t-il voulu faire passer un message politique ou était-ce un simple trait d’humour ? S’est-il déclaré candidat ou fallait-il, au contraire, comprendre l’inverse ? En Côte d’Ivoire, le grand jeu des pronostics politiques, sport national, est ouvert.
« Candidat naturel »
Sur la candidature d’Alassane Ouattara, 81 ans, à un quatrième mandat, la réponse des poids lourds du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) est invariablement la même : la Constitution lui permet de briguer un nouveau mandat, il est le candidat naturel de son camp et il sera, in fine, le seul décisionnaire. « Si, pour une raison ou une autre, le président décide de ne pas y aller, nous avons des textes. Les statuts et les règlements intérieurs du parti prévoient des dispositions qui s’appliquent en la matière : une désignation ou des primaires. Pour nous, le problème de la candidature ne se pose pas actuellement », explique ainsi le secrétaire exécutif du RHDP, Ibrahim Cissé Bacongo, dans un entretien accordé à Jeune Afrique mi-novembre.
De son côté, le président du directoire du parti présidentiel, le ministre d’État Gilbert Koné Kafana, propulsé haut représentant du président de la République avec rang de chef d’institution début octobre, livre une réponse similaire : « Nous sommes à mi-mandat, il est trop tôt pour que nous nous en préoccupions. » « Notre candidat naturel reste Alassane Ouattara », ajoute-t-il toutefois.
« Dans la culture africaine, il est très mal vu de donner l’impression de vouloir le fauteuil de celui qu’on a servi. Le président préférera toujours être celui qui désigne, face à ceux qui s’agitent. Les membres de la jeune génération sont ainsi entrés dans une sorte de jeu de séduction vis-à-vis d’Alassane Ouattara pour être celui qui sera potentiellement choisi », explique Francis Akindès, professeur de sociologie politique à l’université Alassane-Ouattara de Bouaké.
Ambitions
« Au sein de cette nouvelle génération, plusieurs noms se démarquent », estime le spécialiste. Adama Bictogo, haut cadre du parti un temps mis sur la touche pour avoir trop tôt affiché ses ambitions, de retour en grâce depuis sa victoire à Yopougon lors des dernières locales – largement remportées par le RHDP au plan national -, ou encore Cissé Bacongo, « très actif dans vie du parti et qui a fait ses preuves dans sa commune de Koumassi ». « Ce sont ceux qui sont en première ligne, mais cela n’exclut pas que des personnes qui se trouvent en seconde ligne fassent un jour état de leurs ambitions », poursuit Francis Akindès.
Un autre homme, longtemps en première ligne, a brusquement disparu de la photo : l’ex-Premier ministre Patrick Achi, débarqué deux mois après l’inauguration du pont Alassane-Ouattara, durant laquelle il avait été félicité par le chef de l’État. A-t-il fait les frais d’ambitions politiques trop grandes ? Ou a-t-il payé les couacs et les retards accumulés dans les chantiers de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) qu’organise la Côte d’Ivoire du 13 janvier 11 février 2024 ?
« Alassane Ouattara est très sensible à l’opinion publique, il ne pouvait pas ne rien faire », confie un ténor de la majorité en référence aux polémiques successives autour du stade d’Ebimpé, à Abidjan, qui accueillera certains des matchs les plus importants de la compétition et dont l’inondation de la pelouse, le 12 septembre, lors d’un match amical, avait suscité de nombreuses critiques et railleries sur les réseaux sociaux.
« Dribble » et CAN
Le débarquement d’Achi, en poste depuis 2021, a étonné en Côte d’Ivoire, mais pas autant que la nomination de son successeur, Robert Beugré Mambé. « Quel message a bien voulu nous envoyer le patron ? », se demande toujours un cadre régional du RHDP. L’arrivée de l’ancien gouverneur du district d’Abidjan à la tête du gouvernement continue de nourrir les conversations du cénacle politique ivoirien. Une promotion que personne n’avait vu venir. « C’est l’une des rares fois où le président n’a pas été lisible sur ce qu’il voulait faire », estime même un ministre. Certes, Beugré Mambé a supervisé les Jeux de la Francophonie avec succès en 2017, mais de là à le propulser à la Primature, beaucoup ont eu du mal à comprendre. « Comme tous les Ivoiriens, j’ai été très surpris, mais agréablement », se souvient Kafana. « Le président a abattu sa carte au dernier moment. Il aime garder le secret, il voulait surprendre », abonde un proche du chef de l’État.
Alassane Ouattara a « dribblé » tout le monde, entend-on souvent au bord de la lagune Ébrié à propos de cette nomination surprise. Beugré Mambé, discret vice-président du RHDP, s’est aussi vu confier par le président le portefeuille des Sports – à la place du ministre des Sports, Claude Paulin Danho, évincé du gouvernement lors du remaniement. Le chef de l’État ne cesse de faire savoir qu’il ne tolérera aucun raté lors de la CAN. C’est l’image de la Côte d’Ivoire qui est en jeu, mais aussi – surtout – la sienne.
« Le monde entier aura le regard tourné vers la Côte d’Ivoire. Que l’on aime ou pas le président ivoirien, il a transformé l’image de ce pays et il aimerait que le monde entier le voit. Il en attend un bénéfice politique, que tous constatent le changement opéré sous sa présidence. S’il doit ne pas se présenter, il aimerait une sortie paisible, appuyée de marqueurs positifs, et apparaître, avec Félix Houphouët-Boigny, comme celui qui a le plus construit le pays », analyse Francis Akindès.
Depuis plusieurs mois, Alassane Ouattara resserre les rangs autour de lui. Le secrétaire général de la Présidence, Abdourahmane Cissé, jeune loup de la politique ivoirien, a été remercié fin novembre dernier. Le chef de l’État a renforcé les pouvoirs attribués à son directeur de cabinet et secrétaire exécutif du Conseil national de sécurité (CNS), Fidèle Sarassoro, à la secrétaire générale de la Présidence, Masséré Koné-Touré, qui est aussi sa directrice de la communication et sa nièce, et au vice-président, Tiémoko Meyliet Koné. Sur certains dossiers importants, notamment sécuritaires, Alassane Ouattara s’appuie sur son frère, Téné Birahima Ouattara, ministre de la Défense. Un premier cercle de fidèles, composé de personnes de confiance aux profils de technocrates, comme il les affectionne, et non de politiciens. Le président le martèle à chacune ou presque de ses interventions : « Il faut faire avancer les dossiers. »
Dialogue politique
En 2020, la décision d’Alassane Ouattara de concourir à la présidentielle après le décès brutal de son dauphin et Premier ministre, Amadou Gon Coulibaly, le 8 juillet, avait provoqué une levée de bouclier. À quarante jours du scrutin, l’ex-président Bédié avait lancé un appel à la « désobéissance civile » pour faire barrage à un troisième mandat, qu’il estimait anticonstitutionnel. L’élection, émaillée de violences, avait finalement été boycottée par l’ensemble de l’opposition.
En deux ans, la situation a considérablement évolué, notamment avec l’ouverture d’un dialogue politique. Les lignes de démarcation ont bougé. Le Front populaire ivoirien (FPI) de Pascal Affi N’Guessan, emprisonné deux mois pour son rôle dans la création du Conseil national de transition (CNP), dont il fut le porte-parole, a depuis conclu un accord de partenariat avec le RHDP. L’ancien président Laurent Gbagbo est rentré en 2021 à Abidjan, où il a fondé le Parti des peuples africains – Côte d’Ivoire (PPA-CI), qui a réalisé une mauvaise performance lors des dernières élections locales mais qui espère malgré tout peser en 2025 – Gbagbo a été radié des listes électorales et demeure inéligible. Quant à Guillaume Soro, l’ancien allié devenu paria, il a mis fin à son « exil » pour s’installer en Afrique de l’Ouest, où il a été reçu avec les honneurs par les juntes au pouvoir à Niamey et à Ouagadougou. L’ancien Premier ministre s’est d’ores et déjà annoncé candidat en 2025.
Le RHDP devra en outre composer avec la plongée dans le grand bain politique ivoirien de l’ancien financier Tidjane Thiam, 61 ans, hors du pays depuis deux décennies. Ministre du Plan et du Développement à la fin des années 1990, il a été triomphalement élu à la présidence du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) avec, dans son viseur, la présidentielle de 2025.
Depuis son retour, certaines déclarations de Thiam ont donné lieu à des passes d’armes musclées avec des barons du RHDP. Faut-il y voir le signe d’une certaine fébrilité dans les rangs de la majorité ? Un ministre en est convaincu : « En 2025, notre principal adversaire, ce n’est pas le PDCI, c’est nous-mêmes et notre capacité à nous unir. » Reste deux ans à la majorité présidentielle pour se mettre en ordre de marche et, surtout, pour déterminer derrière qui. Une éternité à l’échelle de la politique ivoirienne.